Toiles & Poèmes Caroline Regnaut artiste textile écrivain
Menu Caroline regnaut La révolution de la pensée (extrait) Le retournement de la pensée Lucrèce, la nature des choses Changer les choses La pensée n'est pas l'exclusivité de la philosophie si celle-ci est définie comme histoire de la pensée. Car la pensée symbolique n'est pas historique, mais géographique. La philosophie occidentale, tout comme la religion, a étouffé la pensée. A A néantir la religion, la pensée obscurantiste qui asservit les hommes en divisant le monde en deux (le bien et le mal, les dieux et les hommes), est l'objectif de Lucrèce. Mais sa démarche n'oppose pas à une idéologie un autre type d'idéologie. Sa vision du monde n'est pas religieuse mais n'est pas athée non plus. Par le biais d'un glissement il échappe à la classification binaire qui oppose les contraires, pour faire surgir une pensée différente et donner un autre sens à la vie. Pour libérer l'homme du carcan des idéologies qui l'empêche d'être heureux, c'est-à-dire de penser par lui-même, Lucrèce ne remplace pas une vision du monde axée sur l'esprit par une nouvelle axée sur la matière. Il ne nie pas le sacré, mais le trouve à l'intérieur de l'être et non dans un au-delà. Il se débarrasse ainsi de la religion sans pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain. Indépendamment de son type (poétique, philosophique, scientifique, etc.), il n'existe que deux sortes de pensée : la pensée idéologique, qui raisonne sur des idées abstraites, et la pensée symbolique, qui raisonne par des images concrètes. Exactement comme en musique il n'y a que deux modes, majeur et mineur, tout à fait différents, étrangers l'un à l'autre (mais qu'il est possible de mêler). Pour le comprendre, il faut distinguer système de pensée et forme de la pensée. Le système de pensée est l'organisation des idées, leurs combinaisons (la mélodie musicale). La forme de la pensée détermine sa nature, les caractéristiques de sa composante première. C'est en musique l'accord, sa tonalité, sa position (fondamentale ou renversée), l'armure. Enfin le troisième élément est le principe de la pensée, c'est-à-dire la clé, sans laquelle il est impossible de lire une portée musicale. La pensée idéologique se situe toujours à la surface des choses, au niveau de l'organisation, de la structure, des systèmes, des schémas, des modèles. Seule la pensée symbolique change les choses car elle agit sur les racines, en lien direct avec le modèle original, le principe de toute chose. La première est une pensée dominatrice, à vocation totalitaire, qui impose aux choses leur forme de l'extérieur, la seconde, parce qu'elle extrait et révèle la forme intérieure des choses, est harmonie. La mesure du chant Le poème de Lucrèce est un chant. Chant et livre sont synonymes en latin, liber primus se traduit aussi bien par « livre I » que par « chant I » (in primo carmine, VI, 937). À l'origine le livre n'existait que comme support, il désignait la fine pellicule de bois sur laquelle on écrivait. Carmen est à la fois le chant, les vers (les vers étaient chantés, carmina canere), la voix. Le livre ne renvoie pas au dogme, mais à la lumière, à l'expression du sacré. Elle doit être retournée, par le milieu, par le vide, pour retrouver l'unité qui ne la séparera plus de la philosophie orientale. Et déjà une autre philosophie a émergé. Et puis, sur un sujet obscur, je compose des vers deinde quod obscura de re tam lucida pango si lumineux, imprégnant tout de charme poétique. carmina, musaeo contingens cuncta lepore. (Livre IV, 8-9) Par sa composition même, l'oeuvre de Lucrèce donne à comprendre une nouvelle forme de pensée, qui est étrangère aux systèmes idéologiques. Le De rerum natura est un très long poème d'environ deux cents pages, composé de six parties, six livres, d'une longueur sensiblement égale (une trentaine de pages chacun, un millier de vers). À travers ces six livres, le propos se développe de deux en deux, en abordant trois grands thèmes : l'infiniment petit, l'intimité de la vie mentale, et l'infiniment grand. Un éloge d'Épicure renforce ce rythme binaire, à chaque changement de thème, au début du livre I, du livre III et du livre V. Pour chaque sujet le premier livre aborde la composition des choses, et le second leurs mouvements. Ainsi les deux premiers livres ont pour objet la matière, les atomes. Le premier explique de quoi sont faites les choses, le deuxième comment elles se mettent en mouvement. Les deux livres suivants traitent de l'esprit et de l'âme. Le livre III montre que l'âme est matière, donc mortelle. Le livre IV démontre que les images mentales, les visions de l'esprit, sont produites par les mouvements des formes ténues des choses, de sorte que l'attirance, l'inclinaison des sexes et même des coeurs, est phénomène physique, et non divin. Le troisième axe de son discours est l'analyse de l'infiniment grand : le livre V expose comment la planète s'est formée, le livre VI décrit les mouvements naturels à l'échelle planétaire. Cette articulation forme un triptyque (I-II / III-IV / V-VI), mais l'intensité dramatique reste orchestrée sur un mode binaire (I-II-III / IV-V-VI), puisque la fin terrible du livre III, sur la mort éternelle de l'âme, répond à la mort infinie de l'épidémie de peste à la fin de l'oeuvre. Les trois premiers livres s'achèvent sur un entracte après un baisser de rideau sur la mort éternelle. Ce mouvement binaire est accentué à l'ouverture du livre IV par la répétition de vingt-cinq vers du livre I justifiant son poème. Musicalement c'est une mesure à 6/8 (deux temps et six croches). Ce chiffrage musical a une correspondance dans le chiffrage symbolique. Rompre avec la pensée dualiste, c'est inclure le ternaire dans chaque temps qui constitue le binaire, et inversement. La particularité du chiffre 6, qui est celui de cette oeuvre, a ceci d'intéressant qu'il est le premier nombre à se diviser à la fois par 2 et par 3. Ainsi il représente la forme de pensée réalisant l'unité entre le binaire et le ternaire. L'hexamètre est la forme des vers du De rerum natura, composés de six mesures. Six traits composent aussi, par Le philosophe n'est pas le gardien d'un savoir, historique, mais le garant d'un processus, celui du retournement. Il n'existe pas de force supérieure (ni inférieure), il n'y a qu'une force intérieure. exemple, l'hexagramme chinois dont les combinaisons permettent une connaissance de type symbolique. À chaque étape de son discours Lucrèce révèle un troisième élément. Entre les deux éléments de la conscience, le sujet et le monde, la pensée symbolique fait apparaître le verbe, qui est à lui seul implicitement sujet-verbe-complément d'objet. Pour découvrir cette triple unité, il faut passer et penser par les choses, comme expliqué aux livres I et II. Le livre premier indique le mouvement de plongée à l'intérieur des choses, jusqu'à l'infiniment petit, et de retournement vers l'extérieur, l'infiniment grand. Le retournement n'est possible que par l'espace créé par le vide. C'est par le vide que la religion est vaincue. La plongée dans le vide intérieur Le vide est une idée philosophique qui crée la nouveauté dans la pensée. Pour penser autrement, Lucrèce montre le vide à l'intérieur des choses (in rebus inane). Penser par les choses, c'est penser le vide. Autour des choses et à l'intérieur d'elles, il est la condition de leur mouvement. La nature entière, donc, telle qu'en soi-même, est formée de ces deux choses : les corps et le vide où ils sont placés et se meuvent diversement. (Livre I, 419-421) Le corps des choses et le vide, se définissant l'un l'autre, sont deux aspects d'une pensée binaire, matière/non-matière. Mais pour échapper à cette dualité, l'idée de limite permet une autre articulation, entre le contenu et le contenant, ce qui rend possible l'inversion entre intérieur et extérieur. De plus, comme le vide existe dans les choses, il faut de la matière autour, car, véritablement, on ne saurait admettre qu'une chose en son corps cache et retient un vide, à moins de supposer un contenant solide. Or il n'est rien d'autre qu'un agrégat de matière qui soit capable de tenir le vide enclos. (Livre I, 511-517) La plongée dans le vide permet un mouvement de retournement intérieur/extérieur, qui n'est pas une inversion haut/bas. La distinction traditionnelle entre haut et bas ne rend pas bien compte de la nature des choses, parce qu'elle présente une vision du monde verticale, hiérarchisée (haut/bas, bien/mal, etc.), qui cause la souffrance. Dès l'invocation à Vénus qui introduit l'oeuvre, cette bipolarité est soulignée : rerum natura, la nature des choses, s'oppose à divom natura, la nature des dieux. Le retournement de l'intérieur vers l'extérieur est un mouvement qui fait voir l'invisible. Lucrèce rend l'invisible tangible comme un objet, « les corps frappant nos Connaître a pour unique but d'éveiller la conscience. La philosophie, étymologiquement l'amour de la sagesse mais plus précisément de la pensée, se substitue à toute idolâtrie religieuse. L'éveil de la conscience s'adresse à la pensée, non à l'esprit. C'est la religion qui s'occupe de l'esprit, du développement spirituel, et parle même de révolution spirituelle. yeux et provoquant la vision » (IV, 216). La seule limite qui existe, absolue, se situe entre l'intérieur et l'extérieur, ce qui renvoie à un modèle de pensée sphérique. La seule façon de voir autrement est donc d'effectuer une plongée. Pour pénétrer à l'intérieur des choses, la pensée est précipitée dans un mouvement circulaire (rotanti turbine, un tourbillon d'eau ou de vent, I, 294), entraînée par la sensibilité, l'intuition (sensus inpellere, ébranler les sens, I, 303). Le vent symbolise l'esprit. C'est ainsi que doit courir le souffle du vent : partout où il s'abat, tel un fleuve puissant, il pousse et renverse tout à force d'assauts, ou bien en tourbillon engouffre une proie et soudain l'emporte dans les vrilles de sa trombe. (Livre I, 290-294) Le mouvement du vent montre qu'il existe des phénomènes invisibles dont les effets sont tels qu'il faut pourtant admettre leur réalité. Ainsi l'érosion use les choses sans qu'on puisse le voir : « La nature accomplit donc son oeuvre avec des corps aveugles » (I, 328). Les deux éléments rongés par l'usure invisible sont la pierre et le fer. L'anneau au doigt s'amenuise d'être porté, anulus in digito subter tenuatur habendo, la goutte d'eau creuse la pierre, le fer courbé stilicidi casus lapidem cauat, uncus aratri de la charrue se ronge secrètement dans les champs ferreus occulte decrescit vomer in aruis (Livre I, 312-314) La pierre et le fer sont des symboles de la pensée différente, pierre philosophale et métal transformé en or par l'alchimie. La pierre est creusée pour y pénétrer, et la courbure du fer indique la forme circulaire, parabolique, à donner à la pensée, de même que l'anneau. La plongée à l'intérieur des choses se fait par un travail invisible (occulte), un mouvement tout petit, ténu (tenuatur), et pourtant bien réel et efficace. La véritable connaissance à laquelle on accède ainsi est secrète, elle n'est pas de nature à être étalée au grand jour, et pourtant elle ne devient opérante qu'après avoir réalisé le retournement de l'intérieur vers l'extérieur, qui fait de l'infiniment petit l'infiniment grand, et de l'intime l'universel. L'anneau symbolise précisément cette connaissance-là, qui transforme l'être. Ces trois éléments, pierre (d'aimant), fer, anneau, sont repris à la fin du poème, juste avant le final décrivant les épidémies, dans l'explication du magnétisme : Certains corps peuvent aussi se tenir assemblés par une sorte d'enlacement d'anneaux et de crochets : tel semble plutôt le cas de cette pierre et du fer. (Livre VI, 1087-1089) Toute spiritualité est à écarter car elle appartient au domaine idéologique de la religion. (La spiritualité englobe toute pensée alternative à la religion qui fonctionne pourtant selon les mêmes schémas hiérarchisés et dogmatiques.) Le retour au début du poème par l'idée d'aimantation, de convergence indique la forme circulaire de la pensée symbolique. Le triple mouvement de retour (orphique), de plongée (syntropique) vers l'intérieur de la sphère, puis de retournement est signifié à travers la description des atomes comme principe des choses. L'inclinaison vers la convergence Le mouvement des atomes devient le mouvement même de la pensée, qui se concentre dans l'idée de convergence : la déclinaison des atomes, le clinamen (du verbe clinare, qui a donné incliner), les dévie les uns vers les autres pour créer les choses. Le vide rend possible la convergence, qui donne du volume aux choses et les fait voir en relief. Car les lignes parallèles ne sont jamais vraiment parallèles, et leur inclinaison infime conduit à la rencontre des atomes, à la formation de choses nouvelles. Le mouvement des choses est toujours un tant soit peu oblique : Oui, encore une fois, il faut que les atomes dévient un peu, pas davantage, ainsi nous n'inventerons pas des mouvements obliques démentis par la réalité. (Livre II, 244-248) Les mouvements infimes et les corps subtils sont infiniment agissants : tel le vent ténu qui pousse un grand navire (IV, 901), telle l'âme si ténue qui soutient le grand poids du corps (V, 557). De même la pensée, par la plongée dans les choses, effectue un mouvement imperceptible qui transforme la connaissance. La différence est petite mais profonde, d'autant plus forte qu'elle est fine. Le clinamen est mathématiquement une diagonale qui évite les deux axes parallèles. Il biaise le tracé des contraires, la vision tranchée, manichéiste. Même si extérieur et intérieur semblent encore être les éléments d'une articulation binaire, en réalité dans cette nouvelle forme de pensée les contraires ne s'opposent plus. L'infini n'est plus le contraire du fini, il se situe à l'intérieur de lui. Le vide est l'infini, qui n'est pas transcendant, mais immanent. Alors que le dualisme traditionnel reste à la surface des choses, la pensée différente pénètre en profondeur pour retourner l'intérieur vers l'extérieur, et faire alors de la surface la seule profondeur existante. Elle supprime toute référence au transcendant (extérieur) et au psychologique (intérieur), qui sont deux aspects de la même pensée religieuse. C'est en faisant correspondre les deux dimensions, intérieure et extérieure, sur le plan de la surface, sur le fil de lame de la connaissance, et non en tant que caverne idéologique, que la pensée éveillée renoue l'être à son unité. La révolution de la pensée est la seule démarche pour éveiller la conscience. C'est la pensée qui permet d'apaiser les souffrances de l'esprit. Lucrèce fait systématiquement une première description des choses sur un mode binaire, pour montrer ensuite qu'elles peuvent s'organiser autrement. Ainsi de la forme des atomes, qui sont soit ronds soit crochus. Ronds, ils sont liquides et causent des sensations douces, crochus, ils sont solides et amers. Les corps, enfin, qui nous semblent durs et massifs doivent être formés d'atomes plus hérissés, dont les rameaux les tiennent profondément serrés. (Livre I, 444-446) Cette description, qui paraît naïve et farfelue au regard de la science, n'a que faire de celle-ci, elle sert précisément à montrer comment glisser à l'intérieur des choses pour échapper à la dualité. Les contraires, l'amer et le liquide, peuvent coexister, mais se dissolvent dans le creux de la pierre, dans la plongée, la fosse, pour ne laisser que le lisse : Mais lorsque tu vois des corps amers et fluides comme la sueur de la mer, ne t'en étonne pas ; car leur fluidité vient d'atomes lisses et ronds, auxquels se mêlent les rugueux atomes de douleur qui ne se tiennent pas forcément accrochés : sans doute sont-ils rugueux mais pourtant sphériques ; ils peuvent rouler, mais aussi blesser nos sens. Et pour mieux comprendre qu'un mélange d'atomes âpres et lisses forme le corps amer de Neptune, il existe un moyen de voir la différence : quand il a été filtré plusieurs fois par la terre, eau douce dans la fosse il s'écoule apprivoisé ; il laisse en effet les principes de son amertume à la surface de la terre où leur aspérité peut se fixer. (Livre II, 464-478) Ainsi les adjectifs contraires (blanc/noir, lisse/hérissé) sont des éléments indispensables dans un premier temps d'identification, mais inutiles, voire pernicieux, pour appréhender la nature profonde des choses. Et la question insidieuse qui peut nous conduire à attribuer des couleurs aux principes des choses tombe, puisque le blanc ne vient pas de la blancheur ni le noir de la noirceur mais de la variété des atomes. (Livre II, 788-791) Les contraires ne s'opposent pas, comme le montre la description des phénomènes cosmiques. Lucrèce émet de nombreuses hypothèses pour expliquer ces phénomènes sans vouloir trancher entre les différentes interprétations. Entre les parts de jour et de nuit qui varient, les lunaisons s'expliquent par des « il se peut aussi que » (V, 696), « il se peut même » (V, 701), « il se peut aussi » (V, 714), « oui, peut-être » (V, 717), etc. De même pour expliquer le mouvement des astres : « à moins que » (V, 515), « il se peut aussi » (V, 517), « ou bien » (V, 519), « ou » (V, 522), « ou bien » (V, 523). De tout temps la lumière a eu beau être présente et éclatante, elle n'a jamais eu la faculté de se propager d'elle-même dans les esprits enténébrés. L'éveil de la conscience n'est pas contagieux, puisqu'il demande un effort individuel, un travail sur soi. Le lisse, le sphérique, qui abolit les contraires, est la seule forme de la pensée capable de pénétrer dans la profondeur des choses, ce qui fait du non-lisse, du froissé, ce qui n'est pas encore déplié. Le négatif peut alors être défini comme une forme fragmentée, non dépliée donc non éclairée, du positif, et le fini comme une perception extérieure de l'infini intérieur. Qu'un être se transforme, sorte de ses limites, aussitôt meurt ce qu'il était auparavant. (Livre II, 753-754) Cette maxime, répétée à deux autres reprises (I, 670-671 et I, 792793), énonce le postulat de l'unicité immuable. Les qualités et attributs des choses résultent des assemblages divers de leurs éléments, et non de la nature de ces éléments eux-mêmes, qui sont nécessairement éternels. Quelque chose d'immuable subsiste, il le faut, sinon le monde entier est réduit à néant. (Livre I, 790-791) L'extrême pointe de l'unité Le clinamen est l'inclinaison de la pensée vers une orientation différente, qui redéfinit les choses à travers l'idée de convergence. C'est pourquoi la réflexion optique se trouve au centre mathématique de l'oeuvre, dans une description des images inversée par rapport à la perception courante. Les images des choses sont analysées comme des simulacres, des émanations concrètes des choses qui « frappent nos pupilles et provoquent la vision » (IV, 691). Ce sont les choses qui agissent, dont les images accourent vers nos yeux. Cette autre façon de voir, contredite par la science, est volontairement insolite, prenant le point de vue des objets (ensuite les diverses illusions optiques sont, elles, décrites selon les mêmes connaissances qu'aujourd'hui). Ainsi les choses ne sont plus fausses comme le croit la raison rationnelle, elles sont tout à fait autres. Et les démonstrations optiques qui forment le centre du poème sont en réalité une façon d'apprendre à voir autrement. L'élément levier de cette nouvelle vision des choses est l'infime, le caractère subtil (suptilia), menu (minuta), ténu (tenui) de leurs images. Ces choses si fines ne pouvant être appréhendées par la raison, le livre III décrit les images pour pouvoir les imaginer. Apprends maintenant combien l'image est subtile. Les atomes sont en effet bien en deçà de nos sens et bien plus petits que les premiers corps indiscernables. Mais écoute, je vais te confirmer rapidement la subtilité des principes de toutes les choses : d'abord certains animaux sont tellement petits qu'un tiers de leur corps échappe à notre vue. Pour l'être éveillé, l'amour d'une personne, indépendamment de toute idée de possession, est nécessairement l'amour du principe humain lui-même, l'amour philosophique. « Avoir » la foi est une expression qui n'a pas de sens, en revanche êtres de foi nous le sommes tous tout autant qu'êtres de raison, dès lors que nous parlons, que nous donnons foi au langage, aux signes, pour nous exprimer, c'est-à-dire pour rendre compte des choses. Comment imaginer un quelconque intestin, le globe du coeur ou de l'oeil, les membres, les jointures ? Quelle petitesse ! Que dire alors de chacun des atomes qui doivent composer leur âme et leur esprit ? Ne vois-tu pas combien ils sont subtils et menus ? (Livre IV, 110-121) Au-delà de l'aspect paradoxal humoristique du dernier vers, qui enjoint à voir l'invisible, l'injonction est à prendre au pied de la lettre : il est possible de voir l'invisible. Les atomes de l'âme et de l'esprit forment le troisième élément invisible (le « tiers de leur corps »). C'est ce tiers qu'il faut apprendre à voir dans toute chose. La ténuité fait apparaître le troisième élément qui constitue la nature des choses, avec l'atome et le vide : l'énergie motrice initiale, la « cause infime » (parvola causa). De semblable manière, les images sont forcément capables de parcourir en un seul point du temps un espace indicible, parce que loin derrière elles une cause infime les pousse et les projette. (Livre IV, 191-194) Dans sa description des corps premiers, Lucrèce distingue l'atome, le vide et l'extrême pointe (ou point) de l'atome (extremum cacumen, I, 599), unité première, principe éternel de la matière. Admets donc l'existence d'éléments sans parties, « minima » de la nature, admets en corollaire des atomes solides, éternels, il le faut. (Livre I, 625-627) C'est ce minimum éternel qui cause le mouvement de déviation des atomes. De même que la pensée (mens), la volonté (voluntas), détermine nos mouvements (II, 260), c'est l'esprit qui fait dévier les atomes. Corps, vide, et esprit du corps sont les trois éléments fondamentaux du réel. Cette triple unité est un principe, dont les trois composantes sont à parts égales et indissociables, et non comme une dialectique où un élément, contredit par son contraire, est dépassé par un troisième. La triple unité modèle la pensée dans un mouvement sphérique, « docile à la courbe du miroir » (IV, 317), à l'image d'une courbe qui revient vers son point d'origine. Car la nature veut que tout simulacre revienne, omnia quandoquidem cogit natura referri, rebondisse en gardant l'inflexion d'origine. ac resilire ab rebus ad aequos reddita flexus. (Livre IV, 322-323) Tels sont les vers centraux du poème. En apparence ils expliquent le reflet de l'image dans un miroir, et les rayons incidents et réfléchis ont été longuement analysés par les critiques pour essayer d'éclaircir ces vers obscurs à partir des lois physiques. D'un point de vue Que dieu (ou les dieux) existe ou pas, cela ne change rien à la valeur du sacré en l'homme. Qu'on appelle ce sacré « dieu » ou « raison » n'est pas ce qui différencie la pensée idéologique de la pensée symbolique. La première oppose les deux termes, la seconde y voit ce qui les unit. symbolique, l'inflexion (flexus), la courbure, l'arrondi, est le mouvement de retour en arrière des images des choses qui frappent notre vision, ou encore de la nouvelle façon de voir les choses. La convergence tracée par le clinamen fait apparaître une géométrie courbe, un monde elliptique. De même que les parallèles n'existent pas, les droites n'existent pas, niées par l'infime. Le préfixe re au centre de ce poème (dans les formes verbales referri, resilire, reddita) désigne ce mouvement de retour vers le point d'origine, re signifie à lui seul révolution. Cette révolution se fait à partir des choses (ab rebus). Le mot res lui-même a pour racine re : les choses, le monde, la réalité, sont conçues ainsi. Le mot rex, le roi, celui qui donne la direction, change la dernière lettre du mot res, en y substituant le X, symbole de l'homme éveillé. La racine reg du mot regina, reine, et regnum, règne, signifie étymologiquement un mouvement en ligne droite en avant et en extension, ce qui est la définition du clinamen. Le règne est donc la connaissance dirigée par le clinamen, la connaissance symbolique qui permet l'éveil de la conscience. Caroline Regnaut La révolution de la pensée (extrait) Les nouveaux champs de la pensée Virgile, L'Énéide L'appel Traduction de Jacques Perret Les aventures d'Énée ne constituent pas un voyage, ni géographique ni mental ni spirituel, mais une allégorie de la révolution de la pensée. Il n'y a pas de chemin, il n'y a qu'un ébranlement, une perpétuelle mise en route, une oscillation permanente si infime que tout semble immobile au milieu de l'agitation. La spiritualité qui parle de chemin dévoie le tao (chemin, voie en chinois), qui n'a du chemin en réalité que l'éternel premier pas, juste une tension vers, une aspiration, un désir. Pour finir, le non- désir est désir absolu via ce lien avec le noyau à l'intérieur. Le tao n'est voie qu'en tant que voie du milieu. L L e retournement de la pensée est la réponse à un appel. Avant d'entrer dans les enfers, Énée doit faire sa demande à la Sibylle qui sera sa guide, l'appel est indispensable pour ouvrir la voie à la parole : « Tu tardes à présenter tes voeux, tes prières, Troyen Énée, dit-elle ; tu tardes ? Mais elles ne s'entrouvriront pas avant, les grandes bouches de la demeure épouvantée. » (Livre VI, 51-53) La condition sine qua non de l'éveil, c'est l'appel. Et pour être en situation d'appeler (et d'entendre qu'on est appelé), il est nécessaire d'être blessé. La conscience de soi individuelle ne peut s'éveiller qu'à travers les épreuves. L'impuissance et la plainte La plainte puérile caractéristique du mode de pensée religieux est un désir de pouvoir, dans un rapport de force pour soumettre les autres. L'appel à l'aide prend la forme d'un reproche d'injustice, d'une plainte de ne pas être payé en rapport avec ce qu'on a donné. La religion commande une relation mercantile avec les dieux, qui nous doivent de l'aide en prix de notre soumission. Alors que les destins ont été dits et redits, Junon et Vénus interviennent chacune à leur tour dans leur intérêt personnel. Bien qu'elle dispose de pouvoirs surnaturels, Junon est contrainte par des obstacles. Son impuissance compromet sa gloire : « Est-il vrai ? Je quitte mon dessein vaincue, et je ne peux de l'Italie détourner le roi des Troyens ? Oui, les destins m'empêchent ; (…) Mais moi qui marche reine des dieux, moi la soeur et l'épouse de Jupiter, j'en suis encore depuis tant d'années à guerroyer contre un seul peuple. Qui donc va maintenant adorer la puissance de Junon ou, suppliant, déposera ses offrandes sur nos autels ? » (Livre I, 37-49) De même, Vénus s'adresse à Jupiter : « Toi qui conduis sous des lois éternelles le sort des hommes et des dieux, toi qui leur fais redouter ta foudre, quel si grand crime mon Énée a-t-il pu commettre envers toi, ou ses Troyens, à qui, victimes de tant de morts, l'univers entier se ferme, à cause de l'Italie ? (…) Est-ce le prix de notre piété, est-ce ainsi que tu rétablis notre sceptre ? » (Livre I, 229-253) Ce qu'on appelle couramment prière est une demande d'aide toujours conditionnelle, comme celle que fait le prétendant évincé de Didon, qui souhaite le départ d'Énée : « Tout-puissant Jupiter, (…) est-ce pour rien que nous te vénérons dans l'effroi, sont-ils aveugles ces feux dans les nuages qui nous épouvantent, et sans objet les grondements qu'ils Le thème de la nourriture physique est essentiel du point de vue de la pensée, il aboutira à manger le corps du Christ lui-même. Manger est le premier acte de la révolution de la pensée, car penser, c'est d'abord se nourrir. C'est pourquoi changer la façon de se nourrir a toujours été le premier pas d'une recherche spirituelle, de même que la pensée change en fonction de la nourriture que l'on absorbe. mêlent ? (…) c'est pour cela, sans doute, que nous portons nos offrandes à tes temples et soutenons ta grandeur, du vent. » (Livre IV, 206-218) Cette mentalité d'esclaves qu'est la morale sous-tend la notion de droits : le droit à l'aide divine, aux soutiens de toutes sortes, à l'information, etc. Ainsi le recours aux oracles (prévisions, statistiques), qui informent à l'avance, permet de gagner un avantage sur l'adversaire en ayant connaissance de l'avenir et des stratégies à adopter pour vaincre. La plainte d'Énée est d'une autre nature, elle participe d'une pensée symbolique fondée sur le lien de nécessité. Énée ne se prévaut d'aucun droit, il ne revendique que le lien avec le père, qui impose l'idée de devoir : « Moi aussi je descends du souverain Jupiter » (et mi genus ab Iove summo, VI, 123). Comme le Christ, il connaît ce qui l'attend, car il est le petit-fils du roi des dieux par l'intermédiaire de sa mère. Pour Énée l'intérêt de la prophétie n'est pas de gagner un avantage, mais d'anticiper l'épreuve pour en comprendre le sens et pouvoir mieux la supporter. Les oracles sont surtout une confirmation qu'il est bien à l'écoute, mais la Sibylle ne lui apprend rien : « De ces travaux, ô vierge, aucun ne paraît à mes yeux sous un aspect étrange ou imprévu ; j'ai tout anticipé et dans mon âme, intérieurement, j'ai tout mené jusqu'à son terme. » (Livre VI, 103-105) À l'inverse des traditionnels héros d'épopée, Énée ne se distingue pas par sa force et son courage (bien d'autres guerriers dans l'Énéide en sont aussi largement pourvus), mais par sa faiblesse et sa prédestination. Dès sa première apparition, il gémit (ingemit, I, 93), à l'heure où il sent la mort, pris dans la terrible tempête nocturne, il se plaint de ne pas avoir donné sa vie dans le feu du combat à Troie avec les plus braves (I, 92-101). Puis il ne cesse de pousser des soupirs, il gémit sur le sort de ses compagnons morts (I, 220-222). Il se plaint d'être trompé par les ruses de sa mère, Vénus, à qui il reproche : « Pourquoi si souvent, cruelle toi aussi, abuser ton fils par de fausses apparences ? » (I, 407-409). Le pieux Énée, qui sait que « la renommée m'a fait connaître au-delà des cieux » (I, 379), se présente par une longue plainte d'impuissance à l'inconnue qu'il rencontre en débarquant en Lybie, sous l'apparence de qui se cache Vénus pour lui indiquer le chemin vers Didon : À ces questions, Énée poussant un soupir, allant chercher ses mots au plus profond de sa poitrine : « O déesse, si j'entrepre nais de remonter à la première origine, si tu avais loisir d'en tendre les annales de nos peines, Vesper, avant que je finisse, viendra fermer l'Olympe et conclure le jour. (…) j'obéissais aux oracles qui m'étaient donnés. (…) Moi-même, inconnu, manquant de tout, je parcours les déserts de Lybie, rejeté de l'Europe et de l'Asie. » (Livre I, 372-384) La guerre, qui est si viscéralement ancrée dans le devenir de l'homme, est l'explosion de la chair due à une pensée incontrôlée, non comprise comme chair, non consciente de sa nature. L'esprit d'enfance est un esprit guerrier, qui est expression de la vitalité. Le thème de la guerre est archétypal, il symbolise la conquête de la pensée. Voilà pourquoi la poésie, c'est toujours la guerre. D'emblée le personnage expose ses deux traits fondamentaux, sa sensibilité et sa détermination. Les deux sont liés, plus on est sensible plus on est déterminé, puisque la sensibilité est une écoute, une obéissance, non une faiblesse mais une souplesse, une fragilité qui est une force. La sensibilité est le moyen d'accès à la connaissance éveillée. Lucrèce prône l'éveil par les perceptions physiques, Virgile le complète par les sensations émotives. Cette connaissance permet de se mettre au diapason du sacré, c'est-à-dire de s'y soumettre. Plus la conscience est éveillée, moins la personne est libre au sens habituel du terme. Mais en vérité seuls sont esclaves ceux qui n'ont pas conscience de leur détermination, et du caractère strictement singulier de cette conquête. Énée est entièrement soumis, au point de quitter Didon sans hésiter : « ce n'est pas mon vouloir qui me fait poursuivre l'Italie » (Italiam non sponte sequor, IV, 361). Ce n'est pas son ego possessif qui décide, mais le je qui se fait l'instrument d'expression du verbe auquel il est relié. Énée n'a qu'un amour, celui du sacré. Paradoxalement l'appel débouche sur la conscience d'être appelé. La blessure et la souffrance Comme la cible appelle la flèche, l'individu est vulnérable, il a pour vocation d'être blessé, c'est-à-dire ouvert, retourné. L'adversaire, Turnus, est par définition celui qui retourne l'être par la blessure qu'il inflige. Son nom lui-même est une forme similaire à tornus, un tour, du verbe tornare, tourner. Le mot adversaire vient du verbe advertere, tourner vers. Par la blessure la chair s'écoule de la chair, elle se répand hors du corps. La blessure, corps fendu, chair ouverte, fait apparaître le sensible. La chair est la nature de l'homme, et son sang répandu contient le langage du vivant pensant. La guerre, dans la réalité individuelle concrète, se traduit par les blessures. Cette épopée guerrière n'est conventionnelle qu'en apparence, car derrière le style épique se lit une idée tout à fait originale : la guerre révèle le symbolisme de la blessure personnelle, profonde, qui retourne l'être, de sorte qu'appeler devient être appelé. La guerre est dans l'Énéide toujours combats singuliers car ils montrent une démarche individuelle : se faire cible pour recevoir la flèche, se faire écoute pour entendre l'appel. Voilà la grande affaire (majus opus) qui occupe Virgile en abordant le récit des atrocités minutieusement décrites. Je vais dire des guerres affreuses, des armées affrontées en bataille, des rois poussés à la mort par leurs ressentiments, l'armée des Tyrrhéniens, l'Hespérie tout entière rassemblée sous les armes. L'ordre des choses naît plus grand devant moi, j'entreprends tâche plus grande. (Livre VII, 41-45) Il est clair que ce n'est pas parce que la guerre existe que les grandes oeuvres de tous les temps parlent d'elle, mais parce qu'elle est structurellement une étape de la pensée. Et c'est parce qu'elle est une étape de la pensée qu'elle se produit réellement. Major rerum mihi nascitur ordo, majus opus moveo peut aussi se traduire par : il m'apparaît un ordre des choses plus grand, je touche une oeuvre plus grande. Il ne s'agit pas uniquement de son oeuvre de poète, mais aussi de la nature des choses telle que définie par le sacré. Il indique que le récit des guerres transpose le sens à un autre niveau, philosophique. Parmi les premières victimes de Turnus meurent les deux frères Bitias et Pandarus : Ensuite de sa main il abat (…) Bitias dont les yeux brûlent, dont le coeur frémit ; mais non pas d'un coup de javelot, car un javelot n'aurait pu lui arracher la vie : lancée avec un sifflement terrible, une phalarique arrive sur lui comme un carreau de foudre ; ni les deux épaisseurs du cuir de taureau, ni la fidèle cuirasse tressée de doubles écailles d'or n'ont résisté, le corps gigantesque chancelle et s'abat, la terre gémit ; énorme, le bouclier y fait un bruit de tonnerre. (Livre IX, 702-709) Le bouclier est une protection inutile, il est même plutôt l'inverse de ce qu'il paraît, il ne protège pas mais indique la cible, attire la flèche et renforce le coup, puisque le blessé tombe en général sur son bouclier, ce qui achève d'enfoncer le pic : « Il tombe sur sa blessure, sur le corps ses armes ont retenti » (X, 488). Le sens symbolique de la blessure est explicite à travers les paroles de Turnus s'apprêtant à tuer Pandarus : « À mon tour, dit Turnus, mais cette arme que ma main brandit avec force, tu ne l'esquiveras pas : tel n'est pas celui qui tient cette arme et porte ces coups. » À ces mots, il se dresse l'épée haute, rompt le front par le fer en plein milieu entre les deux tempes, entre les joues imberbes, blessure horrible. C'est un grand bruit, la terre est ébranlée sous le poids du géant ; mourant, il allonge à terre ses membres défaillants, ses armes souillées de sang et de cervelle ; à partir des épaules, sa tête, par moitiés, pend de chaque côté. (Livre IX, 747-755) Ses paroles sont mot à mot : non, tu n'échapperas pas à ce trait, que ma main droite tourne avec force, n'étant en fait auteur ni du trait ni de la blessure (at non hoc telum, mea quod vi dextera versat, / effugies, neque enim is teli nec volneris auctor, IX, 747-749). Le mot auctor est très fort ici, très rare : dans une conception religieuse et moraliste on pourrait penser que c'est un déni de responsabilité (ce n'est pas lui le responsable du coup), mais sur le plan symbolique nous ne sommes pas, en effet, les auteurs de notre vie, en cela nous sommes prédéterminés, prédestinés. Cette blessure sépare visiblement les deux hémisphères du cerveau. L'adversaire est celui qui crée ou souligne la dualité. Turnus tue ainsi C'est donc en faisant évoluer la pensée qu'on instaurera la paix, à tous les niveaux de la guerre : militaire (par les armes), économique (par les objets réels), financière (par les objets virtuels), idéologique (par les idées). Conceptuellement, la guerre est nécessaire comme moyen de défricher la pensée, car réellement la pensée est territoire à conquérir, à cultiver. Et toujours deux fois, dans la compréhension symbolique. Pandarus à un moment précis : Pandarus et son frère Bitias ont ouvert malencontreusement les portes de leur camp assiégé, « eux, à l'intérieur, à droite et à gauche, comme des tours, se tiennent, armés de fer, et sur leurs hautes têtes un panache ondoie » (IX, 677-678). À travers la symbolique de la blessure, l'idée de souffrance est également à concevoir autrement : ne pas avoir peur de souffrir est un devoir d'être. Quiconque vient au monde a pour vocation d'avoir le coeur brisé. L'épreuve, la blessure, voire la presque-mort ou la tentation de la mort, est nécessaire. Mais non dans l'optique morbide et commerciale de la morale religieuse (acheter la paix par des pénitences ou des mortifications). Sur le plan philosophique, la souffrance et la joie sont soeurs, avec celle-ci pour unique but. Plus nous sommes vidés par la souffrance, plus il y a de place pour la joie. La première des souffrances est celle d'être au monde. La pensée est la mémoire (mens est la racine de meminisse, se souvenir), celle de l'unité originelle, dont les bribes de réminiscences sont plus ou moins vives, et qui crée un sentiment viscéral de manque. Ce manque, l'impression de n'être jamais pleinement ce qu'on devrait être, qu'il existe un obstacle, un empêchement fondamental (non pas d'ordre psychologique mais ontologique, au niveau non de l'expérience mais de l'être), est appelé pourtant non seulement à être comblé, mais à devenir en lui-même un comble, un plus, par l'amour de la pensée. Énée s'étonne de voir aux enfers la foule des morts buvant l'oubli dans le Léthé pour revenir sur terre vivre une nouvelle vie : « Quel est donc chez ces malheureux ce goût sinistre de la lumière ? » (VI, 721). Si pour lui la lumière de la vie est sinistre, c'est en comparaison avec une autre, celle de la pensée. C'est d'ailleurs la réponse que lui fait Anchise : « Et d'abord le ciel et les continents (…) un souffle (spiritus) au dedans les fait vivre ; infus dans les membres du monde, l'esprit (mens) en meut la masse entière (…). » (Livre VI, 724-727) La pensée donne vie au corps, et elle est ce qui demeure après la mort, les mânes : « Chacun de nous souffre ses mânes », conclut Anchise (quisque suos patimur manis, VI, 743), la racine man, men (d'où vient le mot permanent) étant commune à la pensée et aux mânes. Ainsi la pensée panse les blessures de l'être, que penser et panser soient homophones n'est pas une coïncidence aléatoire. L'éveil de la pensée correspond à la guérison dont parlent les marchands du temple, avides de vendre leurs thérapies en tout genre. Car en vérité nous ne sommes pas malades, nous sommes ontologiquement blessés, et c'est l'idéologie, avec les mots maladie et guérison, qui nous maintient dans nos maux. L'individu conscient d'être relié est sain, La voie (le tao) n'est pas un chemin, mais une technique. Ce n'est pas la question pourquoi mais comment, non là-bas mais ici, non demain mais maintenant, non le mouvement mais l'axe, le milieu. Énée doit subir deux sièges, celui de Troie qui le pousse à la refondation de sa patrie, et celui de son camp dans le Latium. Et de même, Virgile a d'abord écrit les Géorgiques, éloge de la terre à cultiver, puisl'Énéide, éloge de la terre à penser. bien que toujours porteur de ses blessures. Il est sain (sanus) parce que saint (sanctus), c'est-à-dire relié au sacré. Le sacré ici n'est pas religieux, il est philosophiquement le lien de nécessité, inviolable, irrévocable, qui ne peut pas ne pas être. Chercher à éviter les blessures est une démarche contraire à l'épopée, où les héros se précipitent au combat avec joie, et contraire à la philosophie. La notion de prévention des risques participe d'une pensée idéologique perverse. Car le devoir de protection et de vigilance n'est pas d'épargner à nos enfants les souffrances, illusion de la pire bonne volonté, mais de leur permettre de les comprendre, à chaque étape. Comprendre, écouter et lire ce qui se dit à travers nous permet de changer les choses, et ainsi de réduire les risques de souffrance. L'épreuve et le grand oeuvre Virgile oppose aux réclamations personnelles fondées sur des motivations psychologiques un appel fondamental à la pensée en tant qu'expression du verbe. La sensibilité excessive marquée par les flots de larmes d'Énée ne traduit pas des sentiments mais une attitude philosophique, l'amour de la pensée, amor menti. C'est quasiment le mot que dit la Sibylle à Énée avant de le faire pénétrer dans les enfers : « Si tu as dans l'âme une telle passion » (si tantus amor menti est, VI, 133), précisément amour dans la pensée, mais aussi, en raison de la place de ces deux mots conjoints et en dépit de la forme grammaticale qui n'est pas un génitif mais un datif (amour pour la pensée), amour de la pensée. Mais si tu as dans l'âme une telle passion, un tel désir Quod si tantus amor menti, si tanta cupido est de traverser deux fois les eaux mortes du Styx, de voir deux fois bis Stygios innare lacus, bis nigra videre le sombre Tartare, s'il te plaît d'épuiser un labeur insensé, Tartara, et insano juvat indulgere labori, apprends ce qu'il faut d'abord accomplir. accipe quae peragenda prius. (Livre VI, 133-136) La nature de cette pensée est symbolique, ce que signale le redoublement de la démarche (traverser deux fois, la première pour entrer aux enfers, la seconde pour en sortir, et le dire deux fois aussi, en répétant bis). Le Tartare lui-même est un nom qui bégaie (Tar-Tar) pour indiquer le passage à un autre sens, insanus, le labeur insensé, c'est-à-dire qui ne suit plus le sens de la pensée habituelle. Insano juvat indulgere labori peut aussi se traduire par : s'il t'est doux de te donner à une tâche irrationnelle, folle. Cette pensée symbolique est l'arbre à la double nature (gemina arbore, VI, 203) qu'Énée doit trouver pour pouvoir entrer dans l'autre monde. Pour la pensée clairvoyante le temps et l'espace n'existent pas, elle n'est que dans l'éternel et dans l'infini, parce qu'elle est intérieure à elle-même. La pensée est territoire, et le corps est le premier territoire de la pensée, un territoire sacré puisqu'il réalise l'alliance. Le lien avec le sacré ne peut se faire qu'avec notre animalité, et non contre elle. La Sibylle, en expliquant à Énée le trajet des enfers, évoque le double mouvement de révolution de la pensée, la plongée et le retournement. Il est facile de descendre dans l'Averne, « mais revenir sur ses pas, se retrouver libre sous les souffles d'en haut, voilà ce qui est l'affaire et qui demande effort » (hoc opus, hic labor est, VI, 128-129). Alors que Lucrèce, au deuxième vers de De rerum natura, a placé sa recherche philosophique sous le signe du verbe labor, qui indique le glissement de la pensée vers le sens symbolique, pour Virgile le mot labor en tant que substantif possède tous les sens qui mènent à la pensée symbolique : travail, souffrance, effort – en un mot, épreuve –, de sorte que c'est le retournement de la pensée qui est le vrai travail (hic labor), la vraie oeuvre d'une vie (hoc opus), le grand oeuvre. Cet effort est le fruit de l'audace (animis opus) et d'une pensée solide (mot à mot, d'un coeur ferme, pectore firmo, mais le coeur est le siège de la pensée) : « C'est maintenant, Énée, qu'il te faut Nunc animis opus, Aenea, nunc pectore firmo. de la vaillance, un coeur ferme. » (Livre VI, 261). La symétrie parfaite de ce vers sans aucun verbe autour du nom d'Énée en fait une sorte de définition du personnage. Une volonté énergique et une pensée solide définissent la vertu d'Énée, telle qu'il la décrit lui-même à son fils en partant affronter son adversaire en combat singulier : « Enfant, apprends de moi la vertu et l'effort qui ne biaise pas, Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem, apprends ailleurs ce qu'est la chance. » fortunam ex aliis. (Livre XII, 435-437) Le vrai travail (verum laborem) est la réponse à l'appel intérieur (ex me peut se lire dans son sens fort, non seulement « par mon exemple » mais « à partir de ce qui sort de moi »). Cette détermination est le contraire du hasard, de la chance (fortunam). Il dit en réalité : apprends, enfant, comment la vertu et l'épreuve véritable proviennent de l'intérieur de l'être, et non des aléas extérieurs, comme le croient les gens. Les travaux, les épreuves, les actions accomplies, les exploits (autant de traductions usuelles du mot labori dans l'Énéide) se disent aussi tout simplement rei, les choses. C'est ainsi que Virgile concrétise le sens de la « nature des choses », agencement des choses comme ordre du monde, mais avant tout comme actes. La pensée c'est le verbe, donc l'acte. « Etendre son nom par des actes, c'est l'oeuvre de la vertu » (X, 468-469). Ces choses, ces épreuves, ces actes, sont représentés sur le temple de Junon édifié par Didon, qui retrace les exploits des Troyens. Aucune idéologie, aucune religion, aucune métaphysique, aucune mystique, aucun ésotérisme dans cette idée. La pensée est chair, c'est ce que dit tout récit de guerres. L'homme doit se rapprocher de l'animal qu'il est, trouver sa propre nature d'homme, c'est-àdire comprendre par son corps que la pensée est charnelle. C'est dans ce bois qu'un objet inattendu (nova res), s'offrant à ses yeux, adoucit pour la première fois son angoisse, c'est là qu'Énée osa pour la première fois espérer un salut et du milieu de ses maux ranimer sa confiance. (Livre I, 450-452) « Une chose nouvelle » (nova res, I, 450) apparaît ainsi pour la première fois, et cette nouveauté, ce nouveau sens est un don qui change tout, qui rend confiance, espoir, vitalité. Telle est la magie de Didon, à l'opposé des prodiges, qui participent de la pensée religieuse. Si elle pratique les cérémonies de la divination, ce n'est pas par invocation des puissances divines (comme le fait la Sibylle qui est possédée par une voix qui n'est pas la sienne), mais parce qu'elle sait lire dans le concret des choses, dans l'intériorité, dans les entrailles des victimes, entrailles ou ventre qui signifie la clairvoyance (IV, 60-65). La magie révèle la matérialité du verbe, tandis que les prodiges relèvent d'une pensée désincarnée. La magie, c'est faire apparaître les choses que personne ne voit. Les larmes de la piété Énée est un roi gémissant et pleureur, plus encore que son père Anchise et tous les autres personnages aux larmes faciles. « En larmes », il l'est en essayant de convaincre Anchise de fuir Troie avec lui (II, 651), en perdant sa femme Créuse (II, 790), en quittant Didon (IV, 449), ses compatriotes rencontrés en route, Andromaque (III, 492), Aceste (V, 771). Il pleure la mort de Palinure (VI, 1), de Mysène (VI, 177), de Didon (VI, 476), d'Anchise (VI, 699), de Pallas (XI, 29). En aucun cas les larmes ne sont jamais dévalorisantes dans l'Énéide, bien au contraire, hommes, femmes et enfants pleurent librement. Quand, gémissant et le visage inondé d'un « flot de larmes » (I, 465), Énée admire les décorations de ce temple, il s'étonne auprès de son compagnon Achate : Est-il un lieu, Achate, est-il pays sur la terre qui déjà Constitit et lacrimans Quis iam locus, inquit, Achate, ne soit plein du bruit de nos travaux ? Priam devant nous ! quae regio in terris nostri non plena laboris ? Ici même, le mérite reçoit ses honneurs, les larmes coulent En Priamus. Sunt hic etiam sua praemia laudi, au spectacle du monde, le destin des mortels touche les coeurs. sunt lacrima rerum et mentem mortalia tangunt. (Livre I, 459-462) Cette dernière phrase, qui a dérouté par son sens général et obscur, trouve ainsi sa limpidité : ici même se trouvent les récompenses du mérite, ce sont les larmes des choses (lacrima rerum) et les choses mortelles traitent de la pensée (mentem). Les pleurs d'Énée n'expriment pas un apitoiement sur la condition humaine, comme on pourrait La sagesse doit s'appuyer sur une maîtrise physique. Une conduite digne est produite par une posture et des attitudes résultant d'un entraînement, d'un travail physique. C'est le geste juste qui impose des règles de conduite, et non le contraire. La rectitude est dictée par le corps, non par le mental. Tente-t-on d'imposer au corps un geste par la pensée, le geste reste imparfait, car le travail du corps s'effectue par le corps seul, par l'animalité de la conscience, c'est-à-dire le lâcher- prise, le vide (le zen). l'interpréter, ni une sensibilité affective, encore moins une attitude morale, mais strictement une démarche philosophique. La reconnexion avec le sacré se fait par les larmes, qui n'expriment pas la tristesse ni la faiblesse, mais qui ont cette fonction symbolique. Elles sont le signe de l'abandon, non pas repli sur soi, mais à l'inverse renoncement à soi-même. D'un point de vue psychologique, elles seraient apitoiement puéril, symboliquement elles sont pure piété. Pleurer est un mouvement physique qui ébranle le corps, défait les traits, déstabilise la posture. Concrètement le corps se courbe, plié comme par la tempête et le vent, images qui traduisent toujours un mouvement de retournement de la pensée. Cette souplesse retrouvée est l'humilité, le non-orgueil, indispensable pour que la pensée involue, déraille de son ornière habituelle. Comme un chêne solide au bois durci par les années, Ac velut annoso validam cum robore quercum les Borées de l'Alpe, soufflant d'ici, de là, rivalisent Alpini Borae nunc hinc nunc flatibus illinc pour l'arracher ; l'air siffle et sous les coups qui frappent le tronc eruere inter se certant ; it stridor, et altae les feuilles du sommet jonchent la terre ; l'arbre tient consternunt terram concusso stipite frondes ; dans les rochers : autant que de son front il tend ipsa haeret scopulis et quantum vertice ad auras vers les vents de l'éther, autant dans le Tartare il étend sa racine. aetherias, tantum radicem in Tartara tendit Ainsi le héros, tour à tour, est battu d'incessantes prières ; haud secus adsiduis hinc atque hinc vocibus heros dans son grand coeur il ressent ces souffrances ; son jugement tunditur, et magno persentit pectore curas ; demeure inébranlé, ses larmes roulent sans effet. mens immota manet, lacrimae volvontur inanes. (Livre IV, 441-449) Ainsi est l'homme. Blessé, il chante par sa blessure : it stridor, ça siffle, comme siffle la blessure mortelle de Didon (« la plaie qui l'a percée siffle dans sa poitrine », IV, 689). Le vent, l'esprit, a insufflé en lui le retournement de la pensée : sa tête est retournée (vertex, traduit par « son front », désigne le sommet du corps, mais aussi le tourbillon, du verbe vertere, faire tourner), elle tend vers, elle aspire. L'objet de ses désirs est d'une part l'esprit, « les vents de l'éther », auras aetherias – pléonasme qui oriente vers le sens glissant (aura est le souffle, mot proche de auris, l'oreille) –, d'autre part la racine : il étend sa racine vers les profondeurs de la terre, ce qui donne un double sens à cet enracinement (Tartare est le redoublement du mot terra). La racine n'est autre que le langage. Ne parle-t-on pas de la racine d'un mot, en latin y compris (radix signifie aussi la racine sémantique) ? C'est le fondement, la source du langage, du sens. Plus profond est l'enracinement, plus fine est l'écoute. Ainsi cet axe vertical expose l'homme à être secoué par ce qu'il entend, adsiduis vocibus, des voix Nous ne sommes pas les auteurs de nos vies, mais les éditeurs. Devenir notre propre éditeur, c'est croire à ce langage par lequel nous vivons, dont la profondeur infinie nous échappe. assidues. Ces voix augmentent sa faculté de penser (magno pectore, dans son grand coeur). Il les reçoit comme autant de signes d'attention, de soin, d'amour (curas). Cette sensibilité n'affaiblit pas le héros, mais au contraire le renforce. Tel est le paradoxe de la sagesse : plus la pensée est éveillée, plus elle est inébranlable, inchangée. Plus l'homme est sensible, plus il est fort, indéracinable par sa pensée. Mens immota manet, lacrimae volvontur inanes : la pensée immobile demeure, les larmes roulent vides. Moralement cette phrase d'Énée est insupportable, surtout en réponse au chagrin et au proche suicide de Didon. Psychologiquement, cette dureté d'airain contredit la grande sensibilité de ce roi pleureur. Philosophiquement la pensée éveillée fait naître des larmes qui ne sont ni d'émotion ni de souffrance, mais de clairvoyance. Elles sont ainsi vides, comme est vide le zen, vides de tout ego. Quelles que soient les souffrances, les blessures d'être, la pensée est immuable, éternelle, absolument impersonnelle, les chagrins individuels n'ont aucune conséquence sur elle. Les blessures changent l'être, éveillent la conscience, mais rien ne peut changer les agencements naturels tels qu'ils sont définis. Au plan conceptuel, les idées évoluent à mesure que la conscience s'affine, mais la pensée est le plan lui-même. Caroline Regnaut La révolution de la pensée (extrait) Les trois dimensions du symbole Le rapport entre les symboles et les époques est une donnée permanente : ce que les symboles étaient pour les hommes de l'Antiquité est ce qu'ils sont pour nous aujourd'hui. La pensée symbolique permet de saisir le sens universel au- delà des langues différentes, et pour cela elle met en relief paradoxalement ce qui est le plus spécifique d'une langue, le plus profond, le plus original. Le latin (et le grec dont il provient) est la langue du fondement de notre pensée. Ce que chacun peut trouver à travers sa propre langue est universel. L L a pensée symbolique met en oeuvre des symboles, c'est-à-dire des images (allégories, paraboles, métaphores), donc des mots : même les symboles graphiques, visuels, abstraits (une forme géométrique, un paysage) ne sont symboles qu'en tant que mots, car la conscience humaine est une lecture mentale, elle est langage. La pensée symbolique interprète les mots autrement que selon le schéma binaire qui fait correspondre un signifié à un signifiant (un sens à une forme), réduisant le symbole à n'être qu'un signe, un attribut (par exemple la balance est le symbole de la justice). Cette interprétation très superficielle est vraie de ce point de vue idéologique, mais elle est aussi balayée par l'analyse symbolique. Tout signe n'est pas symbole. Pour qu'un signe soit symbole, deux conditions sont nécessaires : qu'il soit double, répété, et qu'il soit glissant, éphémère. Sinon il est signal, avertissement d'un danger, menace d'un châtiment divin, selon la pensée archaïque. Ces marques du symbole se lisent aussi dans le style du discours symbolique, utilisant le binaire à répétition et progressant par glissement. Second constat important à propos du signe : la distinction signifiant/signifié qui fait d'un signe donné le porteur d'un sens prédéfini ne peut pas rendre compte du symbole. Le sens d'un symbole n'est pas donné a priori, il est issu du contexte, il est à inventer à chaque fois. C'est toute la différence entre une idéologie du signe, qui applique des codes mystiques sur les mots, comme les disciplines ésotériques entre autres, et une théorie de la connaissance, qui ne tord pas le sens pour le faire correspondre à une hypothèse, mais qui le fait émerger à partir du réel. Le messager (le réel) est le message (le sens). Un symbole n'est pas seulement un mot à double sens : le sens propre et le sens figuré. Il est symbole en tant qu'il a trois composantes : morphologique (la forme, le dessin), analogique (la ressemblance, la similitude) et étymologique (le sens d'origine, la racine). Dans le langage courant, l'analogie est une façon de penser irrationnelle, fondée non sur un raisonnement logique mais sur une ressemblance (deux choses sont analogues, pareilles, l'une est comme l'autre), ce qui est la pente de toutes les dérives (cette ressemblance induit des conclusions fausses). L'analogie est habituellement la seule composante retenue du symbole, à tel point qu'elle est souvent son synonyme. Or ce sont bien ces trois niveaux d'interprétation articulés ensemble qui forment un système de connaissance. La morphologie est le raisonnement par la forme concrète, le tracé du signe, la structure externe d'un corps (par exemple la morphologie terrestre, la géomorphologie). L'étymologie donne le sens radical du mot, sa vérité (etumos en grec veut dire vrai) par la filiation, l'origine. L'analogie indique les rapports de similitude, de correspondance, elle élargit la dimension du mot par les ressemblances de sens. Ety La pensée symbolique est une pensée paradoxale, qui admet qu'il y ait des choses sans explication rationnelle. La pensée idéologique, qui n'admet pas le paradoxe (un raisonnement qui se heurte à son contraire) ni l'aporie (un raisonnement qui n'aboutit pas) – qui sont reconnus par la pensée scientifique, en mathématique par exemple –, est une pensée totalitaire, abusive. Nous sommes de la pensée, du texte, de la toile tissée (textus est le tissu). Le chanteur, comme le conteur et l'éditeur, est essentiellement un donneur de textes. mologiquement le mot analogie, par son préfixe grec ana, indique un mouvement de remontée, de retour en arrière, de retournement, de renouveau, ce qui est caractéristique de la pensée symbolique. L'analogie n'a rien d'imprécis ni d'aléatoire, elle est au contraire très rigoureuse, car elle représente une proportion mathématique. Philosophiquement elle définit une identité de rapports, A/B = C/D, autrement dit : B est à A ce que D est à C (et inversement). L'analogie désigne un rapport constant entre les choses, la permanence du symbole, l'éternité. Elle correspond dans le discours à la formulation précise « de même que / de même », « autant / autant ». L'analyse de la morphologie correspond à l'articulation descriptive « non pas / mais à l'inverse », et celle de l'étymologie à « c'est », « en apparence / en réalité », « au fond », « en vérité ». Si la pensée symbolique est un concept philosophique, on peut voir dans le De rerum natura son aspect morphologique – Lucrèce y décrit les choses, la pensée symbolique –, dans l'Enéide son aspect analogique – ce récit est l'allégorie de la recherche de la pensée –, et dans l'Évangile enfin son aspect étymologique – le Christ dit par son corps ce qu'est la pensée. Lucrèce présente le concept par sa forme à travers un discours philosophique, une description abstraite ; Virgile, à travers l'allégorie du concept, par Enée, personnage conceptuel ; l'Évangile, à travers une personne incarnation du concept, Jésus-Christ (Jésus est la personne, Christ le concept). La valeur des paraboles qui caractérisent le discours du Christ n'est pas uniquement allégorique, mais surtout étymologique : cette nouvelle lecture est proposée en toutes lettres par Jésus, mais ni ses disciples ni les commentateurs historiques ne l'ont lu ainsi, ils ont gardé la grille de lecture traditionnelle. Les trois dimensions du symbole sont les trois dimensions de toute chose mentalement appréhendable, sans aucune hiérarchie entre elles (c'est une lecture simultanée). S'appliquant à la connaissance, la morphologie concerne la chose (la forme délimitée qui contient l'infini, c'est-à-dire la vue de l'intérieur), l'analogie se rapporte au monde extérieur (l'infiniment grand) et l'étymologie renvoie au noyau intérieur (l'infiniment petit). S'appliquant à l'être, la morphologie renvoie au moi (la forme de l'ego qui contient le je, le soi), l'analogie concerne les autres (le monde, la société, les dogmes), et l'étymologie, le langage (le sens, le sacré). Ainsi l'être, le réel et la pensée sont les trois aspects du monde, appelés dans l'Évangile le père, le fils et le saint esprit. Le père est le je en tant qu'expression de la toute-puissance de la connaissance éveillée (le « je suis » que dit le nom de Jésus, redoublé : « je suis dans le père et le père est dans moi », Jn, 14, 11), le fils représente ce qui est produit par cette faculté de création (filius signifie oeuvre : « la sagesse a été reconnue juste d'après ses oeuvres », a filiis suis, Mt, 11, 19), et le saint esprit désigne la parole, le verbe. Ce que la religion appelle trinité correspond à À la lumière de ce type de pensée, la frontière entre idéologie et philosophie ne passe plus au même endroit. La pensée symbolique s'oppose à l'idéologie, dont la caractéristique est d'être un système de pensée coercitif fondé sur la séparation. Il n'existe donc que deux types de philosophie, la philosophie idéologique et la philosophie symbolique. La première comporte trois stades historiques, celui de la pensée archaïque magique, théologique, qui explique les choses par des causes surnaturelles (les dieux), celui de la pensée métaphysique, qui voit dans le réel l'expression de principes abstraits (dieu, la nature, la raison, la matière), et celui de la pensée scientifique, qui organise le monde à partir de l'expérimentation. Comprise de ce point de vue historique, la pensée symbolique pourrait être comme un quatrième âge du développement de la raison. Mais en réalité, du point de vue de la pensée symbolique, il y a seulement deux modes de la pensée, l'un historique, l'autre géographique. Et le mode géographique est à l'oeuvre depuis toujours, hors histoire. cette lecture triple du symbole. Les trois éléments alchimiques de la transmutation des métaux en or symbolisent aussi ces trois dimensions du réel : le soufre représente l'être, le mercure est la matière, le réel, et le sel est le langage, le principe actif. Le double sens du symbole, propre et figuré, donne lui aussi la description fondamentale du monde. La théorie de la révolution de la pensée, fondée sur le concept de la pensée symbolique, permet de connaître qu'il y a deux mondes, deux réalités, le réel concret et le réel symbolique. Le concret est la métaphore du symbolique (du grec meta-trans et phora-position, transposition d'un terme concret à la place d'une idée). Par analogie avec le double sens du symbole, l'autre monde est accessible à la connaissance. Ce que le sens figuré est au sens propre, l'autre monde l'est au monde concret. Le monde est réellement double, le visible et l'invisible (visibilium et invisibilium) pour la religion, en réalité deux mondes lisibles l'un comme l'autre. Ce que la religion nomme l'au-delà est ce second monde symbolique, qui est bien ici et nulle part ailleurs. Ces deux mondes sont tout aussi réels l'un que l'autre, symbolique n'est pas le contraire de réel. L'analogie n'est pas la création d'un monde imaginaire aléatoire, elle est un rapport de correspondance rigoureuse qui permet de penser l'impensable. Rien n'est impensable pour la pensée symbolique, ce qui n'est pas pensé n'est pas, car le réel entier est produit de la pensée. Cela peut se dire aussi : tout est pensable, même l'impensable. Si dieu est l'impensable, alors il n'existe pas. Et dire « dieu existe », hors de tout dogme religieux, pour le philosophe, cela veut dire aussi que l'impensable n'existe pas, puisqu'il est nommé. Même pour les religions où le nom de dieu est imprononçable, il est nom, signe graphique, et en tant que tel, il est pensé. Il n'y a pas d'impensable ni d'inconnaissable, il n'y a qu'une pensée insuffisamment travaillée. Alors si dieu est la pensée, qui se pense elle-même dans ses dimensions symboliques, la religion s'effondre, nul besoin de l'appeler dieu. Pour saisir le sacré, le plus profond et le plus puissant de l'homme, le concept de dieu est inutile. Qu'on l'appelle dieu ou seigneur, ou qu'on ne l'appelle pas, c'est sans importance philosophique. Nombre de philosophes ou de penseurs occidentaux ou orientaux parlent de dieu tout en ayant une pensée non religieuse (Lucrèce et Virgile, par exemple). Inversement, des philosophes soi-disant athées ont une pensée de type religieux, déifiant la raison ou la matière et instituant un dogme. Ce qui distingue la pensée symbolique, c'est la joie, alors que l'idéologie est toujours triste, angoissée et mortifère. Que dieu existe ou non, cela ne change pas la face du monde. Ce qui la change, c'est la pensée, non en tant qu'entité déifiée mais en tant que façon de penser, concrètement, dans la vie de tous les jours, dans les plus petits détails. Caroline Regnaut La révolution de la pensée (extrait) La création de l'individu indivisé L'Évangile du Christ L'alliance Traduction oecuménique de la Société biblique française Pour mieux faire apparaître la force révolutionnaire de cette nouvelle pensée, il faut rester sur le registre concret et en rien savant de la langue de Jésus, et la dépouiller du langage théologique associé à touteétude sur l'Évangile. Tout jargon repousse le lecteur et limite le sens. En premier lieu supprimer toutes les majuscules, les capitales typographiques qui signifient, comme leur nom l'indique (de caput, la tête, le chef), la marque du pouvoir d'une idéologie dominatrice. Elles imposent en effet une surinformation dogmatique qui modifie le sens initial du texte. Àl'appel de Jésus répondent celui des malades qui demandent à être guéris et celui des scribes qui réclament un signe annonciateur. L'attitude des premiers pose la question de l'effet de la parole, sous la forme du miracle justifiant la puissance du langage, et l'attente des seconds celle de sa cause, à travers les prodiges témoignant de l'autorité de cette parole. Aux uns comme aux autres, il est répondu que l'alliance est un lien intérieur avec le verbe et non un marché avec une autorité divine. Cette alliance se réalise à travers les trois corps de l'homme : le corps terrestre, géographique (qui est la dimension analogique de l'homme) ; le corps physique (sa dimension morphologique) ; le corps mental (l'esprit, qui est la dimension étymologique). Par ces trois aspects, appelés aussi âme, corps et esprit, l'incarnation du Christ donne un nouveau statut au langage en précisant la nature de la pensée. Deux conceptions de la connaissance se font face dans l'Évangile, fondées sur le statut du langage. Le corps géographique Bien que le récit des évangiles s'apparente à une monographie historique décrivant la vie et l'oeuvre d'un héros, ce n'est pas la chronologie historique qui organise l'évolution du récit, mais la géographie. Une reconstitution datée des itinéraires de Jésus est impossible, car les trois évangiles synoptiques entremêlent les épisodes. La géographie tient un rôle majeur dans l'Évangile, en tant que toponymie (noms des lieux et des villes, au sens étymologique), cartographie (analogie du tracé) et topographie (morphologie des territoires). Nazareth est la ville de l'enfance et de l'apprentissage, qui donne son nom à Jésus : « Il sera appelé Nazôréen » (Mt, 2, 23). Dès sa première apparition dans l'Évangile selon Marc, « Jésus vint de Nazareth en Galilée » pour se faire baptiser par Jean (Mc, 1, 9). Pourtant Bethléem est sa ville natale, qui est déterminante pour le croire prophète, car selon les écritures il doit être non de Galilée mais de Judée, de Béthléem (Jn, 7, 42). « De Nazareth (…) peut-il sortir quelque chose de bon ? » (Jn, 1, 46). La première enveloppe qui constitue l'être est le lieu, la source géographique. L'homme naît d'un lieu, qui le détermine en tant que système de signes à la fois terrestres et symboliques (astrologiques). L'âme est géographique. Elle est le plus atavique, le plus rudimentaire des éléments de l'être. L'identité par la géographie – non « qui es-tu ? » mais « d'où es-tu ? » – est une approche archaïque de l'homme, envisagé non en tant qu'individu mais comme élément tribal d'un groupe territorial. Or la pensée symbolique remet en cause ce déterminisme, elle déracine l'homme pour éradiquer la pensée idéologique. Les mots font leur chemin tout seuls. Ils agissent en nous sans qu'on en ait conscience, ils nous forment, nous imposent leur forme (correcte ou médiocre) et nous transforment. C'est en cela qu'ils sont juges. Mais si l'on ne comprend pas la puissance du langage, il ne peut trouver sa juste place à travers le corps, et se produisent toutes sortes de blocages, d'empêchements, d'entraves à la liberté. La pensée se développe par le corps, à travers les activités physiques et les travaux manuels. Les paralysés et les infirmes soignés dansl'Évangile sont des gens empêchés de penser. « Si vraiment vous avez de la foi, gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore : déracine-toi et va te planter dans la mer, et il vous obéirait. » (Luc, 17, 6) L'arbre maure (arbori moro) est le figuier-sycomore (ficus), symbole de l'être appelé à faire mûrir ses fruits, que Jésus dessèche et élimine radicalement s'il ne répond pas à cet appel de la vie en lui (Mt, 21, 18-22). Si cet arbre déraciné est porté par la foi, comme celui sur lequel monte Zachée pour mieux voir Jésus dans la foule (Lc, 19, 14), il deviendra une barque flottant sur l'eau. La pensée symbolique déracine la représentation traditionnelle de l'arbre de la connaissance au profit du mouvement. Quand la vue de l'aveugle guéri par Jésus commence à s'éclaircir, il dit : « J'aperçois les gens, je les vois comme des arbres mais ils marchent. » (Marc, 8, 24) En le renvoyant chez lui guéri, Jésus lui dit : « N'entre même pas dans le village » (Mc, 8, 26), car l'être éveillé est partout chez lui et n'appartient plus à un lieu. Le lieu d'origine n'est pas une identité mais un point de départ qui trace un trajet sur la terre. Jésus pousse ses disciples au nomadisme, à la déterritorialisation. À celui qui veut le suivre, il répond : « Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le fils de l'homme, lui, n'a pas où poser la tête. » (Matthieu, 8, 20) Tous les mouvements de déplacement, tous les lieux sont très précisément notés. La vie de Jésus se déroule en Palestine, qui comprend plusieurs provinces, dont la Galilée et la Judée, où se trouvent Bethléem, la ville de sa naissance, et Jérusalem, celle de sa mort. À sa naissance la famille s'exile en Egypte, puis revient et se fixe en Galilée, à Nazareth. Vers l'âge de trente ans, Jésus va jusqu'au désert de Judée se faire baptiser dans le Jourdain, puis il subit une première épreuve dans le désert, une autre à Jérusalem, et une troisième sur une très haute montagne. Ensuite il s'installe en Galilée, à Capharnaüm, au bord de la mer (le lac de Tibériade), et parcourt toute la région en enseignant dans les synagogues. Les foules affluant de toutes parts, il monte dans la montagne, puis se déplace de villes en villages, avec ses disciples, entraînant des milliers de personnes qui l'écoutent parler et se font guérir. Arrivé dans la région nord de Césarée de Philippe, aux sources du Jourdain, il annonce à ses disciples sa mort prochaine et sa résurrection, et le répétera à deux reprises. Il se montre alors à eux sous un aspect de lumière (transfiguration). Puis il entreprend la montée vers Jérusalem, au sud, où il est arrêté et mis à mort. En vérité, nous ne sommes malades que de ne pas sentir le lien sacré au nom, d'être coupés de l'enfant en nous par les contraintes extérieures de la morale. Toutes les idéologies qui chapeautent notre vie nous inculquent l'idée fausse que tout le monde est plus ou moins malade (pécheur, coupable), ce qui conforte le système de profit économique véritablement diabolique, à tous les niveaux. Ce circuit forme un mouvement de retour du sud vers le nord et inversement, le long de l'axe du fleuve. Ce double sens symbolise les deux aspects de l'accès à la connaissance. L'appel intérieur entraîne un mouvement de retour vers la source du fleuve, difficile et solitaire car à contre-courant, débouchant sur les noces avec le sacré, qui illuminent l'être. Après la transfiguration (la renaissance au contact de la source), le mouvement s'inverse pour suivre le cours le plus rapide, comme les eaux lâchées d'un barrage, qui mène à l'accomplissement de la vocation personnelle énoncée à plusieurs reprises, de ce qui est écrit, par l'adéquation entre l'instrument et le verbe. Le destin de chacun est de changer les choses, avec une toute-puissance décuplée par la pleine conscience. Chaque épisode est précisément localisé (l'onction à Béthanie, la prière de Gethsémani, etc.), comme s'il était important que tel fait ait lieu à tel endroit et non à tel autre. Or à l'inverse c'est sans aucune importance, ce n'est pas la localisation qui est ainsi soulignée, mais la délocalisation. La précision porte non pas sur le trajet en lui-même, mais sur l'entrée et la sortie d'une maison ou d'un village, le passage d'une rive à l'autre sur le lac (« Comme il sortait de Jéricho », Mt, 20, 29, « Parti de là, Jésus se rendit dans le territoire de Tyr », Mc, 7, 24, « il entra dans Capharnaüm », Lc, 7, 1, « Après cela Jésus passa sur l'autre rive de la mer de Galilée, dite encore de Tibériade », Jn, 6, 1). De cette notation des trajectoires se dégage une turbulence désordonnée, un effet de va-et-vient répétitif. Ces mouvements aléatoires ne dessinent aucun signe, leur sens est un non-déterminisme total. En brouillant l'ordre des lieux, les quatre évangiles créent un effet de démultiplication, de répétition, d'ubiquité, Jésus est partout en même temps, il effectue des guérisons et des miracles indifféremment dans toutes les villes. En matière de territoire, Jésus ne semble pas avoir de stratégie de conquête guerrière. Pourtant, les villes sont des objectifs du développement de la pensée. Elles sont personnifiées et apostrophées directement : « Malheureuse es-tu, Chorazin ! Malheureuse es-tu, Beth saïda ! (…) Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel ? Tu descendras jusqu'au séjour des morts ! » (Matthieu, 11, 21-23) Le prophète des anciennes écritures en parle comme de personnages : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple. » (Matthieu, 2, 6) Les guérisons réalisent la restauration de l'enfant en l'homme. Les hommes sont mutilés de l'enfant qu'ils sont. Car l'enfant vit dans l'adulte, il ne doit pas être supprimé pour lui laisser place. C'est cet enfant-là le grand ignoré, le sacrifié de l'histoire, bien plus profondément que la femme, tous sexes confondus. Elles semblent inhérentes à la nature sacrée du discours (la majuscule signale le sacré), et pourtant, paradoxalement, le sacré apparaît plus nettement sans elles. La ville est comprise comme une cible à faire émerger dans le champ de la connaissance. La ville, civitas, symbolise ce qui est construit, structuré, élaboré par l'homme, le fruit ordonné de sa pensée, l'oeuvre concrète. C'est l'ordre du monde non tel que donné par la nature et expliqué par les causes finales (la terre vue comme une création divine pour le bien et la protection de l'homme) mais tel que conçu par la pensée et expliqué par les causes intrinsèques (les créations artificielles sont l'expression du lien intérieur avec le langage). Chaque ville a une topologie signifiante, non aléatoire, à lire de façon symbolique en fonction des tracés qui relient les principaux bâtiments et leurs fonctions. C'est pourquoi Jérusalem doit être rasée et son temple anéanti, pour reconstruire la pensée à neuf. Le coeur de la ville est son temple. Sitôt arrivé à Jérusalem, Jésus entre dans son temple (« Et il entra à Jérusalem dans le temple », Mc, 11, 11). Avant même de désigner un bâtiment, templum est le champ de vision particulier tracé dans l'espace par le bâton de l'augure. Le temple est le lieu géographique qu'un regard différent rend symbolique, il signifie directement la contemplation, la vision du sacré superposée au profane. Il représente une pensée non pas religieuse (Jésus chasse vigoureusement les marchands de religion hors du temple) mais essentiellement géographique. Le mot templum se traduit aussi bien par espace, région, domaine. La lettre T à elle seule symbolise à la fois le temple et la terre. Le temple, c'est le corpus, le corps géographique en tant que support de l'infiniment grand (le cosmos) et de l'infiniment petit. Alors, s'étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, et les brebis et les boeufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa leurs tables ; et il dit aux marchands de colombes : « Otez tout cela d'ici et ne faites pas de la maison de mon père une maison de trafic. » (…) Mais les Juifs prirent la parole : « Quel signe nous montreras-tu, pour agir de la sorte ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce temple et, en trois jours je le relèverai. » (…) Mais lui parlait du temple de son corps. (Jean, 2, 15-21) Les changeurs sont les idéologues qui font du sacré un produit de consommation, et les marchands de colombes sont ceux qui trafiquent, qui pervertissent la pensée en monnayant les bonnes conduites et les absolutions, les contritions et les promesses de paradis. Ce n'est pas l'âme qui est le temple sacré du saint esprit, mais le corps. Faire de son corps un temple – temple dans le temple, à proprement parler –, c'est faire table rase de toute religion (renverser les tables, mensas subvertit, inverser les pensées). Le temple est le lieu de la pensée symbolique, qui s'étend à l'infini de l'horizon dans toutes les directions, qui comprend tout ce qui est appréhendable par la pensée, c'est-à-dire tout, l'absolu. L'homme Pire que l'oppression des femmes par les hommes, c'est la mutilation des enfants par les adultes qu'ils deviennent qui est terrible et dégradante, qui dénature l'humanité entière. L'ivraie a été semée par un ennemi du maître, parce qu'il faut intégrer l'adversaire dans son champ (ou bien, exclu, il reviendrait tout raser). La vérité n'exige pas que l'erreur trépasse, les contraires doivent coexister. Cette parabole illustre la paix philosophique, contre la guerre idéologique. La philosophie n'a pas à discuter, à disputer, à convaincre ni à conquérir. Son but n'est pas la domination de la vérité sur l'erreur, ce qui est le prétexte des criminels. (man, en anglais), en tant que manifestation de la pensée (mens), doit émerger, renaître, tout comme la ville doit s'élever sur une hauteur (mons). La ville représente la construction mentale à faire émerger, la lumière. « Vous êtes la lumière du monde. Une ville (civitas) située sur une hauteur (mons) ne peut être cachée. » (Matthieu, 5, 14) La montagne (mons) est à rapprocher de la pensée (mens), c'est presque le même mot. Ville sur la montagne (Jérusalem sur les monts de Judée) ou montagne dans la ville, chaque pays, chaque ville a sa montagne, son mont, qui joue le rôle révélateur d'une cible, qui montre (monstrare, montrer). L'image du monstre, être-cible qui montre (homme défiguré, animal dénaturé ou artificiel), associée à celle d'une ville est toujours l'expression d'une pensée symbolique (qui naît par le vide, un creux, ventre, grotte, quand ce n'est pas la ville elle-même qui porte un nom d'entrailles). La montagne sert à montrer : la transfiguration du Christ a lieu sur une haute montagne (Mt, 17, 1), elle est aussi le lieu de l'ultime rendez-vous donné par Jésus à ses disciples pour se montrer après sa résurrection (Mt, 28, 16). Ainsi déplacer la montagne signifie changer la pensée pour réaliser l'impossible, en se fiant au pouvoir du mot (granus, le grain, évoque le signe, la lettre, gramma), par l'inversion et le renversement d'une seule lettre, le n de hinc : « Car en vérité je vous le déclare, si un jour vous avez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous direz à cette mon tagne (mons) : passe d'ici (hinc) là-bas (huic), et elle y passera. Rien ne vous sera impossible. » (Matthieu, 17, 20) En contrepoint de la montagne se trouvent toujours le désert et la mer. La montagne donne la dimension topologique verticale, le désert l'horizontale et la mer la profondeur, troisième dimension, la quatrième dimension de la terre étant celle du symbole. Le désert désigne toute étendue plane, pas forcément de sable, le désert philosophique peut être une forêt (ce qui est le cas dans de nombreux contes). La mer désigne toute étendue d'eau (bassin, lac) envisagée à la fois comme profondeur et comme miroir (surface), dans les deux sens de l'inversion, retournement de la plongée et changement de latéralité. Ces trois éléments constituent la topologie du théâtre comme représentation : la montagne est le fond de scène, le désert (plage de sable) est la scène, et la mer est la salle. D'abord assis sur la plage, pour se dégager de la foule Jésus monte sur une barque (Mt, 13, 1-2), de sorte que c'est de la mer qu'il s'adresse à la population rassemblée sur le rivage. Cette mer est une mer intérieure, le lac de Au lieu que médicalement à tout mal il faut appliquer un remède spécifique scientifiquement expérimenté, Jésus guérit par « une force » inexpliquée, dite irrationnelle. D'une façon certaine, le rationnel dévie l'homme de sa nature, l'irrationnel rétablit l'équilibre. En cela, on peut affirmer que la pensée symbolique est une pensée philosophique irrationnelle, qui s'affiche comme à la fois les deux : philosophique quoique irrationnelle. Tibériade, qui a donc la particularité d'être circulaire comme un théâtre. Tout théâtre est circulaire par nature. La symbolique de la scène théâtrale est inversée, par un effet de miroir aquatique, mais elle est entière, puisque la plage de sable est adossée à la montagne, qui forme le mur du fond, et associée à la nourriture (qui représente la dimension symbolique). C'est en effet sur sa barque qu'il parle à la foule des grains semés qui germent plus ou moins vite selon le sol où ils tombent (parabole du semeur, Mt, 13, 1-9) et qu'il la nourrit avec cinq pains et deux poissons (Mt, 14, 13-21). Le feu sur la plage pour faire cuire les aliments est présent en écho dans la scène finale de l'Évangile, lors du déjeuner de Jésus ressuscité avec ses disciples après une pêche miraculeuse (Jn, 21, 9-13). Le poisson remplace la viande dans l'Évangile, car celle-ci est toujours associée aux sacrifices animaux rituels, dont le Christ se démarque totalement. Il ne mange pas de viande (s'il s'en consomme tant encore aujourd'hui, c'est que nous vivons toujours dans ce conditionnement culturel archaïque). Sa nourriture est aquatique, l'eau étant symbole de la parole, au point que le mot Ichtus (poisson, en grec) est son idéogramme, mot formé par les initiales de l'expression Jesu Kristos Theou Uios Sôter, Jésus- Christ fils de dieu sauveur. Jésus reproduira la multiplication des pains à une deuxième occasion, pour nourrir plusieurs milliers de personnes venues l'écouter dans le désert, puis il remontera sur sa barque et repartira sur la mer (Mt, 15, 32-39). Tout de suite après ce premier épisode, il s'isole dans la montagne pour prier, tandis que ses disciples restent dans la barque, à quelques centaines de mètres du rivage, et il les rejoint en marchant sur l'eau (Mt, 14, 22-33). Cela signifie que non seulement le discours est de nature symbolique, mais la personne même de Jésus. Du point de vue de la connaissance, en mettant le pied sur la surface de l'eau, qui constitue la limite avec la profondeur, il affirme que la limite (limen) est la condition première de la connaissance éveillée (la lumière, lumen), qui efface le doute. Sans limite pas d'intérieur ni d'extérieur, donc pas de retournement possible. La mer, miroir de la pensée, reflète la sérénité limpide, le doute par les vents, la révolution par la tempête. Il affirme aussi que penser autrement est une affaire de solitude profonde et de discipline physique assidue, car cet événement se produit à la fin d'une nuit entière à prier seul à l'écart. Du point de vue de l'être, la mer est le lieu de naissance de toute vie (Marie, dont le nom est proche de mare, la mer, est la mère de Jésus). Ne plus s'y enfoncer signifie qu'il est un être éveillé, qui a réalisé la sortie hors du moi, le renoncement à l'ego. N'étant plus d'aucun poids, il ne s'enfonce pas. La fine barque devient alors la seule représentation du je, signe graphique du sourire, de l'oiseau en vol. Elle est vide d'ego, donc légère. Cela explique que Jésus dorme tranquille dans la barque tandis que la tempête sévit, et que, réveillé par ses disciples angoissés par la mort, il apaise les flots en leur pro L'homme n'est plus défini comme incarnation du mal collectif mais comme personnification singulière du verbe. La rémission des péchés signifie que la religion ne peut plus avoir de prise sur l'individu. Par le Christ la religion est morte, et son dieu avec. férant des menaces (Mt, 8, 23-27). Avoir pouvoir sur les choses, c'est d'abord supprimer ses angoisses. La barque est rendue nécessaire par la pression de la foule qui, voulant toucher Jésus pour être guérie, risque de le piétiner (Mc, 3, 9-10). S'éloigner est l'unique moyen de ne pas être blessé par les autres et d'avoir une chance d'être mieux entendu. La solitude de l'homme éveillé s'approfondit en deux degrés : une première distance s'établit avec la pensée dominante, où il est encore accompagné par un groupe très restreint, et une seconde distance instaure la solitude totale de la pensée créatrice, qui se trouve au fond du corps. Le corps physique La deuxième enveloppe de l'homme est son corps. Il est l'enjeu véritable de l'incarnation du Christ, qui concrétise l'importance de l'individu et celle du corps. La pensée est pensée du corps. De même que la terre détermine l'identité de l'individu, le corps est le territoire de l'être. En lui et par lui s'exprime la pensée. À l'expir de la parole correspond l'inspir de la nourriture, par le même organe, la bouche. Le parallèle est précis entre ce qui est ingéré (les aliments) et ce qui sort de la bouche (les paroles) : « Il n'y a rien d'extérieur à l'homme qui puisse le rendre im pur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui rend l'homme impur. » (Marc, 7, 15) L'Évangile est l'éloge du corps et de la nourriture. Les repas y tiennent une place significative. Non seulement les paraboles au sujet du grain (blé, moutarde, sel), du levain et d'autres aliments (raisins, figues, vin) sont nombreuses, mais les repas aussi. Symboliquement le corps se nourrit autant d'aliments que de langage, c'est une seule et même énergie qui participe à rendre l'être sain, c'est-à-dire saint. Etre guéri de toute infirmité (cécité, paralysie, folie, hémorragie, hébétude, léthargie), c'est réaliser sa dimension symbolique. Être sur terre un corps de chair et de sang constitue le privilège du fils de l'homme. Avoir soif (« J'ai soif », dit-il avant de mourir, Jn, 19, 28) et avoir faim (il mange même une fois ressuscité, pour montrer à ses disciples que son corps est bien réel, Lc, 24, 43) est un appel de la vie qui ravive la conscience d'être et concrétise la valeur biologique du langage. L'attitude de Jésus en la matière s'affiche comme novatrice et ouvertement provocatrice par rapport à celle des anciens prophètes (dont Jean-Baptiste, notamment). Il ne pratique pas les rituels de purification (le lavage des mains avant le repas) ni de jeûne (le sabbat hebdomadaire). La dette infinie qui soumettait les hommes à la crainte de dieu est définitivement rendue. L'homme libre est né en tant qu'être de langage. Le mal a besoin qu'on parle de lui, d'où le développement des supports (suppôts) de communication. Le mal se nourrit de la morale elle-même. Elle est une construction pour contenir le mal, et tout en luttant contre son expansion elle le masque et le justifie. Jésus guérit par le paradoxe, tel est le sens de ces paroles sur les heureux et les malheureux, suivi des propos sur l'amour à avoir pour ses ennemis. Il pousse à voir les choses autrement que ce qu'elles sont habituellement, par leur contraire. Il provoque, défie la rationalité en affirmant la vérité de la proposition inverse, il fait dérailler le sens. « Le fils de l'homme est venu, il mange, il boit, et l'on dit : voilà un glouton et un ivrogne. » (Matthieu, 11, 19) L'Évangile de Marc insiste sur le fait qu'à cause de la pression des foules, Jésus est en danger d'être écrasé, il ne peut pas prendre un repas chez lui (Mc, 3, 20) et n'a « même pas le temps de manger » (Mc, 6, 30). Il se soucie de nourrir les foules qui le suivent trois jours durant, pas seulement de paroles mais il s'inquiète de les voir à jeun et près de défaillir. Lorsqu'il rappelle à la vie l'enfant morte, « il leur dit de donner à manger à la fillette » (Mc, 5, 43). Envoyant ses disciples sur les routes, il leur répète de manger dans la maison qui les accueillera (Lc, 10, 7-8). « Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon royaume. » (Luc, 22, 30) Il en va des choses matérielles comme des choses spirituelles, elles ne sont pas à négliger et elles passent par les mêmes exigences. Les mêmes processus mentaux sont à l'oeuvre pour le développement du concret et de l'abstrait. C'est la crainte, la peur, l'angoisse, qui créent les obstacles entre l'appel du corps et sa réponse. « Ne vous inquiétez donc pas, en disant : qu'allons-nous man ger ? Qu'allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Tout cela, les païens le recherchent sans répit. Il sait bien, votre père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d'abord le royaume et la justice de dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. » (Matthieu, 6, 31-33) Pour faire cesser l'inquiétude du lendemain, qui donne prise à tous les pouvoirs extérieurs et donc est la cause de tous les détournements (les tentations du diable), l'homme doit trouver sa rectitude d'animal (appelée la justice de dieu) : « Observez les corbeaux : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'ont ni cellier ni grenier, et dieu les nourrit. Combien plus valez-vous que les oiseaux ! » (Luc, 12, 24) Cette attitude juste est à l'opposé de l'attente de miracles. Quand Jésus subit ses épreuves, juste après son baptême, et qu'après quarante jours de jeûne dans le désert « il finit par avoir faim » (Mt, 4, 2), le diable lui apparaît et lui demande s'il est capable, s'il est le fils de dieu, de changer les pierres en pains, ou de se jeter du haut du temple de Jérusalem pour que dieu envoie ses anges amortir sa chute, ou d'adorer le diable pour avoir tout pouvoir sur tous les royaumes, il lui répond en refusant ces miracles (Mt, 4,4). Dieu désigne donc autre chose qu'un manipulateur d'anges intervenant dans le sort des hommes. C'est par la parole intime que l'homme obtient la réponse à ses besoins, et non par l'invocation La morale est perverse par nature, elle impose de l'extérieur des comportements qui ne correspondent pas à une réalité intérieure, parce qu'elle part du postulat que la société est fondée sur le mal comme péché originel. Sans la notion de mal, la morale s'écroule. Le mal n'est pas même à redéfinir, il n'est pas un concept philosophique. Pour la pensée symbolique, il n'existe pas en lui-même, il n'est au centre d'aucune problématique, il ne fonde pas la vision du monde. Le centre d'attraction de la connaissance éveillée n'est pas le mal mais la lumière. d'un dieu faiseur de miracles sous la menace d'un diable. En ayant ainsi toute puissance intérieure sur soi, il n'aspire pas à une hégémonie de pouvoir sur le monde. Bien ancré dans son axe d'homme-animal, dans ses dimensions géographiques (les trois tentations ont lieu dans le désert, dans la ville, et en haut d'une très haute montagne, horizontalité, centre, et verticalité formant la croix de l'ancrage de l'homme sur la terre), l'homme rend le diable impuissant en supprimant toute possibilité d'atteinte : Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé. (Luc, 4, 13) Pas de miracle, et pourtant Jésus réussit à deux reprises à nourrir la foule, la première fois cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, la seconde quatre mille hommes avec sept pains et quelques poissons. Mais il ne transforme pas des pierres en pains, ni ne fait apparaître des choses qui n'existent pas (des aliments ex nihilo), il fait trois gestes : Et, ayant donné l'ordre aux foules de s'installer sur l'herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction ; puis, rompant les pains, il les donna aux disciples, et les disciples aux foules. (Matthieu, 14, 19) Lever les yeux au ciel (aspiciens in caelum) signifie s'ancrer dans le plan symbolique par un geste corporel, prononcer la bénédiction (benedixit) c'est articuler une parole efficiente, agissante, et rompre les pains (fregit) indique non pas la multiplication mais la division jusqu'à l'infiniment petit (en l'occurrence un pour mille), sachant que le plus petit est identique à l'élément d'origine. C'est la fractalisation (de frangere, fregit, fractus), qui caractérise le cristal. Ces trois gestes décrivent le processus d'accès à la multiplicité du virtuel. Il part du réel et aboutit au virtuel par le biais de la cristallisation (christallisation). Le Christ est identifié par cette fraction du pain, ses disciples ne reconnaissent pas Jésus ressuscité lorsqu'ils le rencontrent, jusqu'au moment où, à table, il rompt le pain (« comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain », in fractione panis, Lc, 24, 35). Le cristal est la pierre translucide de la lumière, présenté par le Christ sous une forme comestible, le sel, élément de conservation des aliments : « Vous êtes le sel de la terre. (…) Vous êtes la lumière du monde. » (Matthieu, 5, 13-14) Facteur de goût savoureux, donc de désir, suscitant l'appétit de manger, de répondre à l'appel de la vie, le sel (sal) est un aliment. Nous sommes mangeables (« Ayez du sel en vous-mêmes », Mc, 9, 50). « Je suis le pain vivant qui descend du ciel. (…) Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, Pour l'homme en pleine conscience de sa puissance, la vie est envol de métamorphose en métamorphose, de chute en chute. Le mouvement de l'évolution de l'homme se fait toujours vers l'intérieur, c'est une involution et non une expansion. Ainsi la chute, au lieu d'être négative, est positive. La perte d'équilibre est toujours un signe fondamental de transformation, entre la déstabilisation et la restabilisation il s'est subrepticement passé quelque chose, à notre insu. Seule la révolution de la façon de penser peut supprimer en premier lieu l'idée même de guérison, qui est une fausse idée. On ne guérit pas d'une mauvaise façon de se penser, on la rectifie. je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraie nour riture et mon sang vraie boisson. (…) Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé. » (Jean, 6, 51-58) Le Christ se donne en nourriture vivifiante parce que symbolique. D'ailleurs à sa naissance sa mère le dépose dans une mangeoire (Lc, 2, 7). Celui qui mange en ayant conscience du langage qu'il incorpore par la nourriture décuple les effets bénéfiques de la transformation chimique. Ces effets se réalisent selon un processus informatif fractal, qui permet de renforcer la vie par l'infime et de la développer hors des proportions rationnellement connues. Telle est le sens de la chair et du sang du Christ, telle est la connaissance de l'homme éveillé qui dit « je suis », qui ne mange plus comme on le fait d'ordinaire en totale inconscience, et qui est mangé. En vérité nous sommes nourriture tout autant (tout récit d'ogres a pour sens de nous le faire savoir). Manger de la viande est comme se manger soi-même, en tant que mêmes chair et sang animaux. Ainsi peut se lire le texte : je suis nourriture vivante qui se réalise sur le plan de la pensée (« qui descend du ciel »), celui qui me mange est mon ami (mon un) de lumière que je ferai renaître en mourant, une telle nourriture symbolique (« vraie nourriture ») n'a rien à voir avec la pensée religieuse. La philosophie est concrète (le pain, la chair), donc vivifiante, contrairement à la religion, qui traite de valeurs abstraites et néfastes. Voilà pourquoi les repas ont tant d'importance dans l'Évangile, et reviennent régulièrement, comme dans la vie quotidienne. La nourriture peut être définie comme un flux d'informations qui régénèrent les forces énergétiques, indissociablement double, à la fois aliments et paroles. « J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. (…) Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son oeuvre. » (Jean, 4, 32-34) Faire la volonté de dieu signifie ici être en harmonie avec le lien du langage, devenir bon à manger. En s'offrant comme nourriture, le Christ réalise la pensée réversible, le vice versa philosophique, le sens inverse, le retournement. Je pense, je mange, j'aime deviennent des verbes intransitifs, absolus, sans complément d'objet, qui prennent un sens passif : je suis pensé, je suis mangé, je suis aimé. Telle est la définition de l'absolu, non plus dieu mais réversibilité. La voie de l'absolu est la voix passive. C'est pourquoi les premiers deviennent les derniers, et les invités qui s'octroient les meilleurs places à table risquent d'être délogés au profit d'une personne plus importante qui arrivera : « Car tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé. » (Luc, 14, 11) On ne peut pas rester au bord de sa vie, il faut plonger. L'être éveillé est un plongeur de grand fond, plongée qui symbolise toujours non une fuite puérile vers une régression amniotique mais une recherche de haut vol, la quête du principe du chant à travers le grand silence. L'homme n'a absolument aucun droit mais seulement des devoirs, qui tous découlent d'un seul : le devoir de se respecter, c'est-à-dire d'écouter le lien intérieur avec le sacré pour être un instrument accordé. Ainsi le maître de maison fera mettre ses serviteurs à table pour les servir (Lc, 12, 37). De même, Jésus est le serviteur (« Or moi je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert », Lc, 22, 27). La réversibilité supprime tout ordre imposé de l'extérieur. La façon dont je pense sera celle dont je serai pensé (la mesure, mensura, est une fonction de la pensée, mens) : « La mesure dont vous vous servez servira de mesure pour vous et il vous sera donné plus encore. » (Mc, 4, 24) La réversibilité – et non la réciprocité – remplace la morale religieuse. Ce n'est plus la loi du talion, oeil pour oeil, dent pour dent, qui entraîne la chaîne sans fin de la vengeance, c'est une autre application de la logique du sens inverse : « Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » (Luc, 6, 31) Ainsi l'amour du prochain n'est pas un élan altruiste, mais son mobile est strictement égoïste. La philosophie n'a que faire des bons sentiments pour instaurer la paix. En partant de la conscience de soi, et non d'idées préconçues, l'attitude envers l'extérieur est juste et généreuse. Car si je fais du bien autour de moi, c'est parce que ça me fait plaisir en tout premier lieu de me sentir en harmonie, c'est un bien que je me fais à moi. Le corps mental L'incarnation du Christ désigne l'incorporation de la pensée dans la chair humaine, ce qui fait de l'homme un animal de nature symbolique. À la fois matière (sens propre) et langage (sens figuré), sa nature s'interprète sur trois plans, l'âme, le corps et l'esprit. L'âme, anima, est le souffle, le principe vital, appelé en grec la psyché. Etant géographique, liée à la terre, elle est le principe féminin. Le corps correspond aux perceptions sensibles, aux cinq sens (soma en grec). L'esprit, animus (appelé aussi spiritus dans le vocabulaire religieux), correspond à la pensée, au noûs grec. La troisième enveloppe de l'être est son esprit. Autant l'âme est un vaste territoire aux contours flous, collectifs, dépassant la dimension de l'individu, et peu évolutif, autant l'esprit est sa plus petite dimension, intime, sa production personnelle (en tant qu'élément d'une pensée impersonnelle), la friche à cultiver. L'idéologie a souvent confondu âme et esprit dans une opposition entre l'esprit et la matière, l'âme et le corps. Et pour résoudre cette antinomie, il a fallu l'intercession d'un troisième terme, l'esprit, le saint esprit divin. Celui-ci crée implicitement une séparation entre le messager (l'âme, le souffle vital) et le message (l'esprit, la pensée), Pour être souvent l'enfer, la parole est aussi le paradis (« Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis »). Don et lien, elle crée le règne symbolique. Le pardon n'est pas une obligation morale à laquelle se conformer, mais un jaillissement d'une puissance phénoménale, qui demande pourtant à être couvé avec patience sous les cendres du chagrin ou de la tristesse, dans le plus grand silence. La joie intérieure ne naît que du silence. qui ordonne une vision faussée de l'homme. Le lien du langage n'est pas celui entre contenant et contenu, support physique et représentations mentales, ou corps terrestre et corps céleste, mais entre le sujet et le projet, entre l'être et sa faculté de puissance. C'est ce qu'illustre le baptême de Jésus. L'Évangile de Marc commence directement par lui, sans parler ni de sa filiation ni de sa naissance. Or, en ces jours-là Jésus vint de Nazareth Et factus est in diebus illis venit Iesus a Nazareth Galilaeae et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. et baptizatus est in Iordane ab Iohanne À l'instant où il remontait de l'eau, il vit les cieux et statim ascendens de aqua vidit apertos caelos se déchirer et l'esprit, comme une colombe, et spiritum tamquam columbam descendentem descendre sur lui. Et des cieux vint une voix : et manentem in ipso et vox facta est de caelis « Tu es mon fils bien-aimé, il m'a plu de te choisir. » tu es filius meus dilectus in te complacui. (Marc, 1, 9-11) L'image merveilleuse et démesurée des cieux qui s'ouvrent est à comprendre au second degré : le ciel, caelum, désigne les étoiles, c'est-à-dire les signes (caelare veut dire graver), l'écriture lisible sur la toile céleste (comme l'indiquent les mots tela, la toile, stella, l'étoile, et stela, la stèle, la pierre gravée). Cette signification est d'autant plus symbolique que le mot ciel est au pluriel (les cieux sont toujours les signes, le langage symbolique). Ainsi voit-il non pas les cieux s'ouvrir – ce qui ne veut concrètement rien dire – mais, au sens figuré, il voit les signes rendus évidents (vidit apertos caelos, du verbe aperere, mettre à découvert, montrer, expliquer). La vue et la compréhension de ces signes éveillent sa pensée et, plus, réalisent l'éveil de sa conscience par l'image concrète de la colombe. Ces signes pénètrent (descendent) en lui profondément et définitivement (et manentem in ipso, du verbe manere, demeurer) et se font voix intérieure (in ipso et vox facta est de caelis). La colombe (columba), l'oiseau, est symbole de la nature de la pensée et de l'envol du chant – son territoire est la Colombie, paradis sur la terre, là où les Andes (nom de la ville natale de Virgile), axe dorsal du continent amérindien, se scinde en trois pour donner naissance à la féminité, le fleuve Magdalena, Madeleine). Le mot columba peut se lire co-lumbus, le mot lumbus signifiant les reins, et limbus la bordure, la frange. La pensée éveillée prend racine physiquement dans l'énergie des reins, à l'endroit de la ceinture représentant la limite entre le flux issu de la terre et celui venant du ciel, concrétisée par le diaphragme, fondement du chant, de la respiration profonde. C'est par le milieu du corps que la pensée trouve son épanouissement En réalité il n'y a pas plus de mère que de père pour la pensée symbolique, ni mère de dieu ni père tout-puissant, contrairement à la religion et à l'idéologie, qui développent un mode de relations entre les générations infantilisant et culpabilisant. Nul ne peut échapper à l'épreuve de l'abandon. complet, et par son alliance avec lui que l'être réalise son éveil. Le diaphragme se dit phrenos en grec, mot qui signifie la pensée (qui a donné schizophrène, celui qui est coupé en deux), la phrénologie étant l'étude des crânes (le Golgotha où est crucifié le Christ signifie crâne en hébreu). Le mot rein se dit en grec nephros (qui a donné néphrétique). Les deux mots phrenos/nephros insistent sur le siège physique symbolique de la pensée dans les reins, qui ouvre l'écoute de la voix intérieure qui parle à l'être quand il sait l'entendre (les reins ont la forme d'oreilles). Pour l'entendre, l'homme doit plonger en lui (entrer dans l'eau) et en sortir : au moment même où il en sort, c'est-à-dire où il quitte le niveau de l'eau représenté par les reins (dont la fonction est de la filtrer pour en traiter le sel), le langage prend un autre sens pour l'être éveillé, tout devient voix, tout parle en lui et pour lui. Il n'y a pas d'autre voie que cette voix intérieure. Ainsi les brebis du Christ : Lorsqu'il les a toutes fait sortir, il marche à leur tête et elles le suivent parce qu'elles connaissent sa voix. (Jean, 10, 4) Et que dit-elle, cette voix ? Tu es mon fils aimé, en toi je me suis complu (tu es filius meus dilectus in te conplacui, Mc, 1, 11). Autrement dit, l'homme plonge dans son être, puis sort de son ego, et fait de cette émergence un acte (filius, une oeuvre) personnel (meus), fruit d'un projet, d'une projection, d'un choix (dilectus). Hors de l'ego, le sujet devient projet. Le projet était de faire émerger l'être éveillé : in te, en toi consistait mon projet, mon désir, mon appel. En disant cela, cette voix rend sain (sanus), donc saint (sanctus). Le saint esprit est la pensée éveillée dans l'être réalisé. Le baptême a pour corollaire la transfiguration, puisque les disciples du Christ rayonnant de lumière entendent les mêmes mots : Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s'entretenaient avec lui. Intervenant, Pierre dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie. » Comme il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, celui qu'il m'a plu de choisir. Ecoutez-le ! » (Matthieu, 17, 1-5) Ces mots proviennent d'une nuée de lumière, nubes lucida, de la racine nub, neb, nib, qui a donné nuée, nébuleux, nimbes et noces (nuptial, de nubere, mettre le voile). Les limbes sont devenues des nimbes, auréoles de lumière qui entourent la tête des saints. À la plongée dans l'eau du baptême (baptisma signifie immersion) fait La sensation d'abandon, de perte de soi, est une étape essentielle qui caractérise toutes les métamorphoses majeures. La mort en est une. La naissance aussi, dont la mort est un souvenir, une réitération. Ainsi que chaque renaissance, il en faut au moins deux, si ce n'est trois. Pour que le geyser de la joie puisse jaillir des épreuves, il faut accepter d'être abandonné. écho l'élévation en haut de la montagne. Au lieu de la sensation de s'extraire, l'homme a alors l'impression d'être plongé dans un nuage de lumière. La transfiguration correspond à un second baptême, le premier est le passage du corps physique au corps mental, le second est celui du corps mental à la lumière, c'est-à-dire celui de la résurrection (appelée aussi la mort). Cette transfiguration préfigure la résurrection du Christ, qu'il vient d'annoncer à ses disciples six jours auparavant. À l'eau est associé le feu, l'assèchement représenté par la lumière. « C'est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu'il soit déjà allumé ! C'est un baptême que j'ai à rece voir, et comme cela me pèse jusqu'à ce qu'il soit accompli ! » (Luc, 12, 49-50) La transfiguration est une illumination, de même que le baptême, elle est le baptême inversé. Elle donne un autre sens au baptême que celui administré par Jean-Baptiste. « Moi je vous baptise dans l'eau en vue de la conversion (…) ; lui il vous baptisera dans l'esprit saint et le feu. » (Matthieu, 3, 11) Le mariage intérieur avec le féminin (la terre, l'humide, l'eau) est redoublé, transformé à un autre niveau par les noces entre deux états, entre deux corps, visible et invisible, entre deux règnes, animal et symbolique. Sur le plan de la connaissance, la transfiguration indique que le corps mental est multiple et peut se démultiplier jusqu'à faire abstraction du corps physique. L'au-delà indiqué par le préfixe trans n'oppose pas matière et esprit mais matière et vide, pour voir entre les fils du tissage de la matière. C'est par le vide entre les atomes que l'on accède à l'autre face des choses. Pour passer au-delà il faut pénétrer par le milieu. Mais lui, passant au milieu d'eux, alla son chemin (ipse autem transiens per medium illorum ibat). (Luc, 4, 30) La transfiguration (transfiguratio, de figura, la forme, celle d'un visage comme celle d'un mot) défait le visage du vu pour trouver le dévisage, c'est-à-dire le dévissage de la pensée. Aller à travers le visage, à travers le visible. Trans indique un mouvement non d'un point à un autre mais le mouvement en lui-même, de même qu'en chant on ne chante pas les notes mais la ligne. Car la pensée est vitesse, comme la lumière. La lumière symbolise la connaissance, le verbe : Le verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. (Jean, 1, 9) L'eau vive est l'éveil, la connaissance symbolique – la vie éternelle (éternel signifie hors du temps, symbolique) –, que l'on trouve en soi-même (vitam in semet ipso, Jn, 5, 26). « J'ai soif » signifie non pas « donnez-moi à boire », comme il demande à la Samaritaine, mais, sur la croix : laissez-moi boire la vie éternelle, je retourne à ma source. Le désir (et non l'absence de désir) est source de vie éternelle. L'absence de désir n'est jamais que désir d'absence de désir. Le désir n'est en rien un manque, il est la réponse pleine à l'appel qui est en nous, c'est l'écoute elle-même. Cette connaissance est accessible à chacun à l'image du Christ, puisqu'il dit d'abord « Vous êtes la lumière du monde » (Mt, 5, 14) pour dire ensuite : « Je suis la lumière du monde (lux mundi). Celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres ; il aura la lumière qui conduit à la vie (lucem vitae). » (Jean, 8, 12) Cette phrase ne fournit pas une description du monde, elle ne dit pas qu'il est la lumière d'un monde de l'au-delà diffusée sur la terre, ni même régnant sur le ciel et la terre, elle ne fait pas référence à plusieurs mondes, à la représentation mythique des trois mondes, céleste, terrestre et infernal – il ne s'agit pas d'une cosmogonie, mais du monde réel concret des hommes, du quotidien. Mundus (d'où vient émondé) est aussi un adjectif qui signifie pur, propre. C'est le quotidien qui est à transfigurer, par la pensée symbolique. La pensée qui voit à travers les formes et les mots transforme le réel ténébreux en une vie lumineuse. Ainsi le statut du langage est d'être non pas un instrument d'expression de la pensée mais la pensée elle-même. Il n'y a pas de pensée sans langage, et il n'y a pas non plus de vie sans langage (dans chaque cellule il y a langage, sous forme de code). Voilà pourquoi il est grave de méconnaître la nature du langage, du verbe en tant que lien biologique qui définit l'homme. « Et si quelqu'un dit une parole contre le fils de l'homme, cela lui sera pardonné ; mais s'il parle contre l'esprit saint, cela ne lui sera pardonné ni en ce monde ni dans le monde à venir. » (Matthieu, 12, 32) Ne pas comprendre qui nous sommes et nier le lien essentiel qui nous définit constitue un préjudice à la pensée quelle qu'elle soit, sous toutes ses formes, qui ne peut être effacé car il nous empêche d'être. Le corps du Christ L'alliance n'est pas le lien entre l'esprit et le corps, mais entre l'être et le langage à l'intérieur d'un corps. Faire que le langage comme lien sacré qui définit l'homme devienne corps, tel est le sens de l'incorporation du verbe dont le Christ en personne est le symbole vivant. L'incorporation du verbe se fait concrètement par l'absorption du pain et du vin, en tant que chair et sang du Christ. Ce que nous mangeons ce sont des symboles, des mots vivifiants et bénéfiques qui s'amalgament à nous, à notre substance. Après la tristesse de ce sentiment d'abandon, vient la joie de se laisser mener : je suis abandonné, alors je m'abandonne. Au fond du chagrin comprendre que cela est écrit ainsi pour éprouver la confiance la plus grande, sans condition, qui est souplesse et docilité, appelée la soumission ou la foi. Pendant le repas, il prit du pain, et après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. » Puis il prit une coupe, et après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. Et il leur a dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'alliance versé pour la multi tude. En vérité je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de dieu. » (Marc, 14, 22-25) Se demander si le pain et le vin de la cène sont réellement devenus de la même substance que la chair et le sang du Christ ou bien s'il s'agit d'un symbole, c'est poser la question de la nature du langage et de la fonction du symbole. La réponse traditionnelle reste à l'extérieur des choses pour en juger – scientifiquement le réel est objectif, identifiable, mesurable. Vus de l'intérieur, les objets ne sont plus des objets au sens objectif du terme, ils deviennent autre chose. C'est la fonction des symboles, précisément, de transformer les objets en autre chose, par le triple vecteur analogique, morphologique et étymologique. La pensée symbolique crée réellement une réalité différente. Le symbole y joue le rôle d'un outil qui permet de passer les mondes (visible et invisible). Lorsque le Christ dit en rompant le pain pour le donner : « Ceci est mon corps », il donne au mot corps une autre dimension. D'ailleurs le mot est corps (corpus meus) et non chair, ce qui porte le sens sur l'idée de contenant et non sur la substance carnée. De plus, il redouble cette dimension symbolique du corps en disant : « Ceci est mon sang, le sang de l'alliance versé pour la multitude ». Le vin non plus n'est pas présenté comme une boisson alcoolisée, mais de façon abstraite, comme le fruit de la vigne. Il dit encore plus précisément : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang versé pour vous. » (Luc, 22, 20) La nouvelle alliance, novum testamentum, est la nouvelle coupe (ca- lix) : testa est le pot d'argile, qui désigne aussi la tête, le crâne. Ecrit sur les plaquettes de terre cuite comme sur les plaquettes du sang, le testament est un texte qui témoigne du lien avec le sacré, comme toute écriture. À la fois contenu et contenant, il unit ce que la religion a scindé, le corps et la pensée. Ainsi le corps du Christ offert à travers le pain et le vin (son corps dans notre corps) affirme la nécessité d'avoir un corps pour penser, la pure pensée n'existe pas. La pensée n'a pas d'autre lieu que le corps. Le corpus est aussi corpus de textes, c'est-à-dire matériau de la pensée, matière. La nature de la pensée est corporelle, la pensée est toujours liée à un corpus. C'est par le corps qu'on peut la saisir, non Ce n'est pas un sentiment d'appartenance religieuse, mais la connaissance du lien vital qui nous relie au verbe par la pensée – nous sommes pensés. L'enthousiasme est le feu sacré, le feu intérieur qui émane de chaque acte ou parole, lorsqu'il est le résultat d'une posture ajustée à notre plus petite dimension. en faisant abstraction du corps mais au contraire en s'y enfonçant, en plongeant au centre. La ligne de fuite de la pensée symbolique est toujours une fuite vers l'intérieur, on ne sort pas de son corps, au contraire on l'habite comme un animal jusqu'à devenir homme comme jamais. C'est dans l'apprivoisement du corps que s'ancre le chant. La maison n'est plus à l'extérieur de soi mais à l'intérieur (temple dans le temple). Nous sommes la maison (domus) tout autant que le maître de maison (dominus) quand nous prenons conscience d'habiter notre corps comme un habit, notre corps devenant entièrement un tissage de la pensée. À partir de cet ancrage corporel, la pensée n'a pas de limites, pas de cages, pas de murs. Ainsi le chanteur est nomade en puissance, il est chez lui partout, il porte en lui sa propre ressource et son refuge. « Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le fils de l'homme, lui, n'a pas où poser la tête. » (Matthieu, 8, 20) La démarche symbolique n'est pas l'évangélisation, conquête extérieure sur les autres, mais l'évangilisation, incorporation individuelle. Le mot évangile signifie la bonne nouvelle, de ev, issu du grec eu, qui signifie bon, et qui s'apparente à éveil (evigilare, s'éveiller), et de gil, gel, la racine du mot angelus, l'ange, le messager, Hermès. Hermès est appelé l'évangile, le messager de la bonne nouvelle. Évangiliser, c'est devenir gil, se faire soi-même porteur d'une parole différente, c'est-à-dire se transformer, devenir homme-animal, se laisser travailler intimement pour faire advenir le Christ en soi. Cette alliance nouvelle qu'incarne le Christ est une nouvelle voix à trouver. Le moyen de l'atteindre n'est pas une révélation soudaine venue de l'extérieur, mais un travail mental et corporel petit et assidu. Manger le corps du Christ n'a de sens que parce que ce corps ressuscite intact, sous une autre forme (ce n'est pas le même corps, Jésus n'est plus reconnaissable), sans aucune trace de blessures, donc sur le plan symbolique. Quand Jésus montre à ses disciples ses mains et ses pieds, cela ne signifie pas forcément qu'ils soient blessés, cela peut montrer qu'il n'a rien. Ses disciples ne reconnaissent pas Jésus avant qu'il ait rompu le pain, il n'a donc aucun stigmate de ses blessures (Lc, 24, 30-40). Celles que veut toucher Thomas pour s'assurer qu'il est bien ressuscité n'existent pas. En réalité Thomas ne voit ni ne touche de blessures, à bien lire le texte. Cependant Thomas, l'un des douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : « Nous avons vu le seigneur ! » Mais il leur répondit : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ! » Or Non pas débordement mais haute dilution, incandescence, non pas divagation mais focalisation, intensité de la présence. Aussi, quand la pensée symbolique aura émergé, le fils de l'homme séparera les brebis des chèvres (Mt, 25, 32), c'est-à-dire qu'il y aura forcément, du point de vue du discours, une distinction entre les hommes qui ont entendu l'appel en eux et ceux qui n'ont pas conscience de ce qu'est être un homme, qui n'ont pas entendu l'appel du langage, qui demande à être utilisé avec respect et dans toutes ses dimensions créatrices. huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit : « La paix soit avec vous. » Ensuite il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi. » Thomas lui répondit : « Mon seigneur et mon dieu. » Jésus lui dit : « Parce que tu m'as vu, tu as cru : bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru. » (Jean, 20, 24-29) Thomas ne voit pas de blessures, il voit Jésus, au sens fort du verbe : sa nature symbolique lui apparaît évidente. Voir, videre, de la racine vid, savoir (qui a donné veda, la connaissance hindoue), signifie pénétrer, une vision de type clairvoyance, car il voit doublement, une fois les mains, l'autre le thorax. Il porte cette clairvoyance dans son nom, Didyme signifiant double, jumeau (comme la gémellaire Dido, qui signifie donner deux fois) : il y a deux Thomas. Jésus lui propose de toucher ses blessures inexistantes sans qu'il lui ait demandé, mais pour répondre à ses pensées exprimées huit jours auparavant. C'est cette incroyable coïncidence avec ses aspirations profondes (son doute n'étant que l'expression exacerbée de son désir) qui convainc Thomas de la puissance du verbe, de sa propre parole dite. Le processus de résurrection s'effectue par immersion dans la terre. Le voyage au centre de la terre (dans les enfers mythiques, la science- fiction ou les mines sidérurgiques) signifie toujours une plongée dans la pensée elle-même. Alors quelques scribes et pharisiens prirent la parole : « Maître, nous voudrions que tu nous fasses voir un signe. » Il leur répondit : « Génération mauvaise et adultère qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui en sera pas donné d'autre que le signe du prophète Jonas. Car tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Lors du jugement, les hommes de Ninive se lèveront avec cette génération et ils la condamneront, car ils se sont convertis à la prédication de Jonas ; eh bien ici il y a plus que Jonas. Lors du jugement, la reine du Midi se lèvera avec cette génération et elle la condamnera, car elle est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon. Eh bien ici il y a plus que Salomon. » (Matthieu, 12, 38-42) L'expression « cette génération », qui revient souvent, désigne les contemporains de Jésus en tant qu'hommes modelés par la pensée religieuse. Elle est mauvaise (la naissance de ces hommes est inachevée, la génération humaine n'est pas aboutie) et adultère (elle trahit le mariage intérieur avec le sacré). Ces hommes ne sont nés qu'une fois et pas deux, pas renés. Pour renaître, l'être doit plonger Tel est le sens symbolique du jugement dernier avec son châtiment éternel et sa vie éternelle, rien d'aussi terrible que l'a présenté la religion. D'ailleurs la chèvre, qui n'a pas entendu (par opposition aux brebis éveillées), est l'animal mythologique (Amalthée) qui a nourri Zeus en personne. La religion est fille de l'ignorance et de l'inconscience. en lui et effectuer son mariage intérieur avec le féminin (le ventre du monstre), la terre. Le tombeau de Jésus sera une grotte creusée dans le rocher, fermée par une pierre qu'on roule (Mt, 27, 60). La figure de Jonas symbolise la renaissance après le séjour dans le ventre de la baleine. Celle du Christ va au-delà de celle de Jonas, car la pensée symbolique prend son sens à la fois sur le plan de l'être et sur celui de la connaissance : il y a plus que Jonas car il y a aussi Salomon, symbole de la connaissance, et vice versa il y a plus que Salomon car il y a aussi Jonas, symbole de l'être. Il y a donc plus qu'un signe, il y en a deux, ce qui fait de ce signe un symbole au lieu d'être un signal. Et il y a encore plus que Salomon, car ainsi le signe de Jonas devient le symbole de l'avènement de la pensée symbolique. Le signe de Jonas est donc un symbole, non un signal, un prodige. La fonction du symbole n'est pas de signaler, de prévenir, d'annoncer, autrement dit de formater de l'extérieur une réalité imminente, mais de créer le réel symbolique. Il est le verbe créateur. Le verbe créateur fait les miracles, tandis que dieu ou les dieux font les prodiges. Les miracles sont des événements autogénérés qu'on ne peut expliquer rationnellement et dont la fonction est de faire accéder au champ de la pensée symbolique. Les prodiges sont des événements parachutés de l'extérieur qui servent de support aux explications religieuses, de prétexte et de justificatif à la pensée magique. Ils font peur, ils suscitent l'effroi et la crainte de dieu, alors que les miracles sont bénéfiques et joyeux. C'est pourquoi Jésus insiste : il n'y aura pas de prodige autre que le signe de Jonas, qui n'en est pas un. Poussant un profond soupir, Jésus dit : « Pourquoi cette géné ration demande-t-elle un signe ? En vérité, je vous le déclare, il ne sera pas donné de signe à cette génération. » Et les quittant, il remonta dans la barque et il partit pour l'autre rive. (Marc, 8, 12-13) En revanche les signes qui sont des miracles, il n'en est pas avare : « Si vous ne voyez signes et prodiges, vous ne croirez donc jamais ! » (Jean, 4, 48) Les signes accomplis par Jésus sont à proprement parler des miracles (du verbe mirari, s'étonner, qui a donné admirer). Ils sont le plus longuement exposés dans l'Évangile de Jean, qui souligne l'épisode final de la clairvoyance de Thomas par une conclusion faisant advenir la notion de livre personnel, au sujet de « bien d'autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre » (Jn, 20, 30). L'Évangile de Jean insiste sur les deux premiers : la transformation de l'eau en vin à Cana et, de retour à Cana, la guérison d'un enfant qui se meurt La vie éternelle, c'est la parole. (« Tel fut le second signe que Jésus accomplit lorsqu'il revint de Judée en Galilée », Jn, 4, 54). Le miracle est donc une transformation symbolique, à la fois sur le plan de la connaissance (le vin) et de l'être (l'enfant). Le changement de la pensée passe par la restauration de l'esprit d'enfance. De même que l'esprit-de-vin s'obtient par distillation du vin afin d'en obtenir la substance, l'esprit d'enfance est le substrat alchimique de l'être.
L’individu indivisé
La pensée symbolique à travers Lucrèce,
Virgile et l’Évangile

L’individu indivisé est un ouvrage d'herméneutique qui, à travers l'analyse des textes La Nature des choses, L'Énéide et les quatre Évangiles, construit une nouvelle théorie épistémologique fondée sur le concept de pensée symbolique.

Le philosophe n'est pas le gardien
d'un savoir, historique,
mais le garant d'un processus,
celui du retournement.

Écrit en 2009, L’individu indivisé est un ouvrage de 308 pages publié en 2016 aux éditions Delatour-France. Voici les appréciations des autres éditeurs qui l'ont lu :

« Tout à fait excellent. » (L'Âge d'homme)

« Très littéraire, admirablement écrit, fruit d'un remarquable travail de recherche. » (Maison de vie éditeur)

« Il relève, malgré la clarté et la vivacité de l'expression, d'une littérature érudite dans la tradition, très argumentée, de l'université. Le débat, chez vous, est philologique. Votre lecture des deux textes latins (Lucrèce, Virgile) ne manque pas d'intérêt et d'originalité. » (Alma éditeur)